« Pour quelle raison voulez-vous donc durer ? »
A propos de Theodor Lessing, La haine de soi, ou le refus d’être juif, 1930
La haine de soi est à la mode. Le mot était parfois brandi comme une insulte psychologisante ou disqualifiante, dépréciant la pertinence et l’acuité de ce mot forgé il y a près d’un siècle. Dans le contexte actuel cependant, elle est utilisée plutôt à bon escient. Pour en user toutefois avec rigueur, il faut revenir à sa définition, et lire le livre où le concept a été forgé, La haine de soi, de Theodor Lessing en 1930.
Je ne saurais dire si le livre a beaucoup été lu, ou si ceux qui l’utilisent, sur d’autres ou sur eux-mêmes, se sont arrêtés au titre. Le titre est suffisamment édifiant, il rend palpable une réalité bien connue des milieux juifs européens. L’expression est sans doute imprécise, ce n’est pas soi-même que l’on hait, mais le Juif en soi, ou plutôt les Juifs censés être nos semblables. C’est même parfois un amour de soi et une haine des siens. Milner utilise une expression un peu plus fine, pas tout à fait équivalente, mais aux usages très proches : le Juif de négation, qui « s’estime en tant qu’il est juif, il se tient pour le seul juif qui mérite l’estime en tant que Juif. »
Toujours est-il que le titre de Lessing est trompeur, et que l’on n’a pas nécessairement tort de ne pas avoir lu La haine de soi pour parler de haine de soi. La haine de soi parle de tout autre chose : pourquoi ne parvient-on pas à s’assimiler, pourquoi se refuse-t-on à s’assimiler ?
« La haine de soi »
Ainsi, en 1930, Theodor Lessing publie La haine de soi et se propose d’analyser l’antisémitisme du Juif contre lui-même au travers de six portraits de Juifs allemands ou autrichiens : Otto Weininger et Walter Calé, deux jeunes esprits brillants suicidés à peine âgés de vingt ans, le premier étant notoirement connu pour un pamphlet antisémite et misogyne ; Maximilian Harden, grande plume de la droite conservatrice, qui subira une tentative d’assassinat par l’extrême-droite quelques jours après l’assassinat du ministre et industriel juif Walter Rathenau ; Paul Rée, dont le destin sera lié à celui de Nietzsche et de Lou Andreas-Salomé ; Arthur Trebitsch, théoricien des races et doctrinaire nazi ; ainsi que Max Steiner, compositeur. Deux seuls d’entre eux sont de réels antisémites, Weininger et Trebitsch, quand les quatre autres ne font que porter la culture allemande au pinacle, et se désintéressent de la culture juive.
Lessing est lui-même un Juif allemand assimilé. Il ne connaissait qu’une forme dégradée du judaïsme, une survivance du judaïsme, et consacrait sa vie publique au journalisme politique – il fut d’abord connu pour son opposition sociale-démocrate au nationalisme et à Hindenbourg – plutôt qu’au Wissenschaft des Judentums. Mais c’est comme Juif qu’il sera attaqué, après ses pamphlets contre Hindenbourg, sera, à la suite d’une campagne antisémite, congédié en 1926 de l’université de Brunswick, et c’est parce que Juif qu’il sera assassiné par trois nazis en août 1933.
Comme André Spire une vingtaine d’années plus tôt, il semble que Lessing écrive sur des figures – Weininger et ses cinq autres modèles de misautisme – dont il est déconnecté. D’une part parce que ces six Juifs honteux ne semblent pas tous, à la lecture de Lessing, réellement atteints de haine de soi juive. Et d’autre part, parce qu’entre Lessing et ces six figures – en particulier Weininger et Trebitsch –, il y a un gouffre, un gouffre qui les lui rend, au fond, incompréhensibles. Intérioriser un sentiment de culpabilité, pressentir que l’Émancipation et la préservation du judaïsme ont quelque chose d’incompatible, considérer, jauger le choix de l’Émancipation seule, faire preuve d’une autodérision et d’une contrition excessive (« un peuple qui s’est lui-même jugé au point de ne requérir d’autre juge », p. 43), c’est une chose, et Lessing l’analyse avec brio en introduction et en conclusion de sa Haine de soi. Mais le renversement total qui vise à adopter non seulement le comportement d’un coupable qui passe aux aveux, mais à endosser le rôle du procureur, chrétien ou aryen, cela est tout bonnement incompréhensible. Et déchiffrer Sexe et Caractère n’est d’aucune aide. C’est pour cette raison que Lessing s’essaie à un portrait psychologique de Weininger – sur qui l’on va se concentrer ici – et aborde très peu, dans son portrait, le basculement vers l’antisémitisme.
« Tous aspirent à quitter leur réduit pour gagner le large. » (p. 165), tous, les six portraits de Lessing, de même que les quelques juifs et demi-juifs de Spire. Qu’en est-il de Lessing lui-même ? Il avait déjà gagné le large et regrettait de voir son réduit disparaître. Et c’est en cela qu’il est fondamentalement différent du destin de Weininger, et c’est pour cela que son enquête sur le cas Weininger passe à côté de Weininger lui-même, dont la trajectoire ne peut être projetée sur ses interrogations sur la judéité. Il semble trouver en Weininger un prétexte, en prétendant penser avec l’auteur viennois, pour explorer le malconfort de sa judéité et à la fois son désir de rester juif, et écrire avec une lucidité rare ce qu’implique l’assimilation.
Si l’assimilation des six misautistes dont Lessing fait le portrait est in fine refusée par le corps allemand, Lessing répond pour son cas propre d’assimilation un refus propre, autonome, plutôt que le refus qu’on lui opposerait de l’assimiler. Lui qui vécut dans son propre mariage un rejet de la part de sa belle-famille prussienne. Pourquoi ne pas s’assimiler, « parce que nous sommes » répond Lessing, et cela suffit.
« Nous nous retrouvions seuls et isolés. » (p. 180), seuls à ruminer cette condition juive, au large de la communauté. C’est là encore l’expression d’un regret, et il ne vaut que pour Lessing, pas pour Weininger, heureux d’être, comme le Christ croit-il, enfin libéré de sa judéité, d’en être débarrassé. Lessing déjudaïsé a l’impression, comme dans le midrash de la tempête et du manteau, de s’être fait dépouiller de sa judéité par sa propre incurie.
Condition juive
Dans ses portraits, mais avant tout dans l’introduction et la conclusion qui les encadrent, Lessing tente de démêler l’origine de la haine de soi, l’enseignement du mépris, une fascination pour un Occident qui tient pour aberrant la persistance du fait juif. Devant l’accablement permanent de la judéité par une culture occidentale qui, par ailleurs, libère, émancipe d’une communauté vécue comme étriquée, Lessing, anticipe que ce mépris contre les Juifs puisse être intériorisé en haine de soi. Lessing a lui-même écrit La haine de soi parce qu’il « se sentait atteint par ce phénomène de haine de soi qu’il analysait » (M.-R. Hayoun en préface de Lessing), ou plutôt parce qu’il redoutait d’en être atteint – et ce trouble devant le risque de haine de soi n’est-il pas comparable à l’autoaccusation de Weininger née d’un manque de confiance en soi, d’un sens critique exacerbé par trop juif ?
Lessing a certes pu avoir des mots et des pensées que l’on qualifierait d’antisémites, comme Malher à Lemberg devant les Juifs de Galicie : « mon Dieu ! Et je suis, moi, censé être apparenté à ces gens ? » (rapporté par M.-R. Hayoun en préface de Lessing), de même que Bloch tonnant contre les israélites à l’accent trop prononcé à Balbec dans A l’ombre des jeunes filles en fleur. Mais dans ces trois cas, il ne s’agissait pas de haine de soi mais de snobisme à l’égard des siens d’une part, snobisme incident lors d’une action caritative en faveur des Ostjuden, et la conscience de ce mépris de classe, l’introspection, l’aveu, cherchent en fait à expurger le mauvais juif de soi, et montrent in fine un amour des siens.
Lessing explique ce sens critique exacerbé des Juifs par leur condition de vaincus : « Les peuples heureux et victorieux […] n’ont aucune raison de chercher en eux-mêmes […] et de porter atteinte au sentiment vital ainsi qu’à tourmenter leur assurance naturelle. […] Ils répondent par une violente accusation de ceux qui […] seraient responsables [du mal qui les touche]. » (p. 48)
Les Juifs sont le pot du midrash, qui perd à tous les coups, devant les accusations les plus contradictoires : « Si le pot tombe sur la pierre, malheur au pot. Si la pierre tombe sur le pot, malheur au pot. » (Midrash Esther Rabba 7 :10, cité par Lessing p. 46). Alors « la représentation incessante ‘je suis juif’ n’est plus un destin de bonheur et de joie, mais est devenue le dard qui le pousse. » (p. 91)
Et c’est ainsi que Lessing dit expliquer le basculement de Weininger dans la haine de soi : « Nous ne détestions pas le mal parce qu’il est mauvais, mais nous le détestions, nous le nommons : le mal. » (p. 49).
C’est, chez Lessing, la seule explication solide de ce procédé qui transforme le désir de préserver son identité, parce que frein à l’émancipation universelle, en perversité. Mais initialement, s’il y a tension, s’il y a tourmente devant l’émancipation, c’est précisément parce que coexiste avec ce désir d’émancipation le désir incompatible du maintien de l’identité juive. Si l’identité juive répugne Weininger, alors il n’y a aucune tension, et c’est en cela que les cas Lessing et Weininger, malgré la contrition que montre Lessing à se rapporter à Weininger, sont incomparables.
Une autre explication à la haine de soi est le zèle du converti, du « prédicateur du repentir », un « moralisme qui accable les prochains avec des exigences trop élevées pour qu’il soit possible de les satisfaire. » (p. 74). « C’est un principe ancien que les transfuges deviennent des zélateurs. » (p. 121)
Paradigme de l’assimilation
La haine de soi semble finalement être un essai sur l’assimilation davantage qu’une étude sur la naissance du sentiment de haine de soi chez six juifs, et chez le plus flamboyant d’entre eux, Otto Weininger. Il poursuit en cela le portrait de Weininger qu’avait publié une vingtaine d’années avant lui André Spire, qui traitait lui aussi de la chimère qu’est l’assimilation. Chez Spire, elle est une promesse insincère, une promesse toujours refusée selon laquelle le Juif restera toujours juif aux yeux de l’autre. Lessing propose une lecture plus subtile et se demande, dans le cas où le pacte de l’émancipation avait été sincère et l’assimilation des Juifs proposée clairement, s’il eût fallu accepter ce pacte. Mais ce pacte est inique parce qu’il exige la disparition d’une nation. « Cela, nous ne pouvons le faire. Nous n’avons jamais rien exigé de tel de votre part. Nous sommes autres et devons le rester. » (p. 56) aurait voulu répondre Lessing en 1750 lors de la charte de tolérance de Frédéric II.
Qu’emportent les choix que sont l’assimilation et le sionisme, comment s’articulent la préservation de l’identité juive et l’universalisme de l’Émancipation, comment in fine résoudre cette tension ?
1. Par un choix net en faveur de l’émancipation seule, en oubliant le judaïsme, en s’assimilant.
2. Inversement, en ré-investissant la religion, une religion qui protège de cette tension, qui permet de dissocier les droits issus de l’Émancipation et la vocation universelle de l’Émancipation ; en ignorant, de fait, la question.
3. En refusant que les deux termes provoquent une tension en substituant à l’Émancipation l’autoémancipation, qui n’implique plus l’abandon ultime de l’identité puisqu’elle se ferait alors au sein d’une commune identité ; c’est-à-dire le sionisme.
4. En rejetant et l’assimilation et la religion et le sionisme, en feignant d’ignorer qu’il y a là une tension quelconque, mais en poursuivant alors une logique intenable, puisqu’elle serait nationalitaire dans des États professant l’indivisibilité ; parce qu’encore elle répugnerait le particularisme religieux et lui préfèrerait un particularisme sans support. Cela peut fonctionner tant que l’assimilation est refusée par l’autre, mais si c’est le Juif qui la refuse ?
5. Enfin, vivre sous cette tension, interroger les deux pôles, tenir à l’un et à l’autre. C’est le choix que semble faire Lessing, mais pour combien de générations ? N’est-ce pas là un choix de dernier juif ? Notons que Lessing adhère au sionisme, adhérait même aux Poale Zion, mais n’émigrera pas, n’adhérera pas avec les pieds. Il choisira de composer avec cette condition diasporique, le fera avec une lucidité rare, celle qui permet de pointer la tension entre universalisme et préservation de l’identité.
L’éclat phosphorescent d’un organe en proie au déclin
Devant la fierté des Juifs de voir des juifs ministres, généraux, professeurs, etc., Lessing trouve une formule acérée : ils sont « l’éclat phosphorescent d’un organe en proie au déclin » (p. 57), dans l’évolution stellaire, une géante rouge avant extinction. La formule est saisissante de justesse : les Juifs qui intéressent Lessing – et cela vaut aussi pour Spire – sont des derniers juifs.
« Schnitzler raconte l’histoire d’un de ses amis Louis Friedmann, [ni assimilé, ni sioniste, mais concerné par l’antisémitisme] : il résolut de rester célibataire par peur de transmettre à sa descendance le ‘sang corrompu’ qui coulait dans ses veines. » (Le Rider, p. 209). Hors des trois voies résolues, l’assimilation, la pratique religieuse et le sionisme, la transmission est toujours synonyme de douleur et d’impossibilité.
Ce sont des Juifs qui ne peuvent accepter tranquillement – et donc ni défendre ni transmettre – leur judéité, qui ne parviennent qu’à l’analyser, à l’examiner, à la démystifier. Ils le font parce qu’ils y tiennent et parce qu’ils ne parviennent plus à la transmettre. Leurs enfants n’auront pas connu l’enseignement juif traditionnel comme eux, ils ne connaitront pas non plus leur détachement progressif vis-à-vis de la tradition et de la religion. En creux, cela veut aussi dire qu’avant cet état phosphorescent, cette irradiation du génie juif, il y avait certes des juifs vivants mais des juifs inintéressants, encore inféconds. Est-ce là l’appréciation de Lessing, ou celle qu’il imagine des Juifs fiers de ceux des leurs qui ont réussi dans le monde ? Un esprit sécularisé comme Lessing, qui brocarde l’échec de la transmission chez le héraut du judaïsme libéral, Moïse Mendelssohn, juif phosphorescent du fait de la conversion de son petit-fils, saurait-il écouter un autre rabbin que Mendelssohn ? Prétend-il réellement préférer des rabbins orthodoxes ?
Et puis, Lessing lui-même semble tirer fierté des destins de géantes rouges comme Disraeli ou Daniele Manin (p. 122), le premier converti, le second petit-fils de convertis.
Il y a là quelque chose de plus subtil dans sa fascination pour ces deux juifs phosphorescents : la revendication à l’existence de Lessing n’est pas synonyme d’enfermement. Une fois l’existence des Juifs admise, et admise et légitimée comme autre chose qu’une aberration historique, les mariages mixtes apparaissent à Lessing comme nécessaires et féconds pour fortifier l’humanité, « le mélange des différentes sortes de sang devient une exigence pour les êtres bien nés. » (p. 122), ce qui n’est pas sans rappeler la querelle du « repiquage » et de la « transplantation » chez Gide contre les « racines » de Barrès.
L’assimilation est ainsi le nœud du problème juif pour Lessing, parce qu’elle pose un problème fondamental, celui de l’altérité et de l’universalisme, le grand point de désaccord entre Weininger et Lessing – au-delà des choix d’identité orthogonaux.
Weininger refuse toute altérité, ne connaît aucune strate à l’humanité : il y a l’individu d’une part et l’humanité toute entière d’autre part – et incidemment tous ceux qui ne peuvent participer à cette humanité et à qui Weininger refuse toute humanité, les Juifs. « L'individualisme absolu est un universalisme absolu. » (Sexe et Caractère, cité par Manuel Durand-Barthez).
Le multiple, la communauté, l’altérité sont des facteurs de déchéance, ils empêchent et l'individu et l'universel.
Aux partisans de l’universalisme, qui reprochent au Juif d’exister encore (« Ne savez-vous donc pas que cette opiniâtre conservation de soi-même constitue une trahison envers l’empire des valeurs humaines universelles et supranationales » p. 45), toujours le même reproche inique qui ne s’applique qu’au Juif, Lessing propose, lui, une réponse modeste : « Que pouvons-nous répliquer à ces grands prédicateurs de tout ce qui unit et réunit pour toujours ? Rien ! Ils ont parfaitement raison. Si la vie était ‘esprit’, si une doctrine pouvait faire l’histoire universelle, alors le maintien en vie d’un peuple particulier parmi tant d’autres peuples distincts n’aurait guère d’importance. […] [Mais] si l’on nous demandait : ‘mais pour quelle raison voulez-vous donc durer ?’ nous répondrions, si nous étions honnêtes, rien d’autre que ce que tous les autres diraient ‘parce que nous sommes.’ » (p. 219)
Parce que nous sommes.
Bibliographie
Théodore Lessing, La haine de soi, le refus d’être juif, Agora, 2011, traduit de l’allemand par Maurice-Ruben Hayoun
Jacques Le Rider, Le cas Otto Weininger, Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme, PUF/Perspectives critiques, 1982
Manuel Durand-Barthez, Être autrichien, La problématique de la faute chez les écrivains autrichiens du début du siècle, thèse de doctorat, 2013, chapitre Otto Weininger : une histoire juive, pp. 191-224