A propos de "La révolution palestinienne et les Juifs"
Manifeste du Fatah de 1970, ré-édité par Alain Gresh aux éditions Libertalia
Il y a quelques mois, Finkie invitait Denis Charbit et Alain Gresh pour parler du conflit israélo-palestinien. Denis Charbit était précis, intelligent, ne faisait aucune impasse sur les responsabilités des uns et des autres, sans surprise. Alain Gresh, étonnamment, était plus nuancé que d'habitude, notamment sur deux points : il reconnaissait l'existence d'Israël comme acquise, et il ne parlait pas des Palestiniens comme des automates réagissant aux humiliations des Israéliens, mais comme des agents moraux au même titre que les Israéliens, il ne faisait pas non plus l'impasse sur le caractère autoritaire du Hamas et de l'Autorité palestinienne, bref, il tenait une position propalestinienne solide. En fin d'émission, il présentait la re-publication d'un manifeste du Fatah de 1970 sur le problème juif, qu'il préfaçait, et comme étant le premier texte du Fatah reconnaissant l'existence du fait juif (i.e. l'abandon du projet de nettoyage ethnique du Jourdain à la mer). Du coup, je l'ai acheté, et je viens de le lire, j'ai un peu, disons, non pas déchanté, mais la bonne surprise n'a pas eu lieu.
Voici quelques notes prises au fur et à mesure de ma lecture. Ni Gresh ni le Fatah ne veulent voir dans le conflit israélo-palestinien un problème national. Gresh réduit dès la première page le judaïsme à une unique confession, le Fatah maintient l'ambiguïté, en disant "ne pas lutter contre les Juifs en tant que communauté ethnique et religieuse" mais en proposant immédiatement ensuite un Etat multi-"confessionnel". Puis tord très vite cette idée de communauté ethnique et confessionnelle, en découpant les Juifs en deux : les Arabes de confession juive, voire Palestiniens juifs, et les Juifs occidentaux d'autre part, et affirme que l'Etat palestinien démocratique qu'ils souhaitent fonder les accueilleraient les uns et les autres (quand la doctrine antérieure était d'expulser tous les Juifs qui n'étaient pas présents avant la déclaration Balfour), à condition toutefois qu'ils abandonnent l'idéologie sioniste. Ce que Gresh résume ainsi dans la préface : "L'OLP rejette à la fois les solutions 'chauvines, sionistes et impérialistes', fondées sur la reconnaissance d'Israël et les solutions 'chauvines palestiniennes ou arabes' qui appellent à massacrer les Juifs, à les jeter à la mer."
Et Gresh et le Fatah citent à de nombreuses reprises des sionistes d'extrême-gauche, des postsionistes, ou des "grandes consciences" juives, qui peuvent dire des choses intéressantes, mais souvent pour tordre leur pensée, pour transformer leur introspection, leurs jugements moraux sur les droits et les devoirs du souverain émis dans le cadre de la souveraineté juive, en réquisitoires contre le principe d'une souveraineté juive. Ils y puisent là un réservoir de bons Juifs, de Juifs progressistes qui formeront ceux qui "pourront vivre avec les mêmes droits et les mêmes devoirs" en Palestine "dans le cadre des aspirations de la Nation arabe à la libération nationale et à l'unité totale"
(Toujours ce même hiatus sur le caractère ethno-confessionnel des Juifs : s'ils sont exclus des revendications de libération nationale, alors Israël est sans fondement et ne restent que ses crimes à l'encontre des Palestiniens)
En fin de préface, Gresh se demande ce que ce texte ré-actualisé pourrait produire aujourd'hui, "un Etat fédéral binational dans lequel seraient reconnus les droits des Juifs israéliens comme nation ?". Passons sur le fait que ni les uns ni les autres ne le veulent: à aucun moment le texte du Fatah ne reconnaît les droits des Juifs israéliens comme nation. Il ne reconnaît que l'existence d'antisionistes de confession juive dans une Palestine démocratique du Jourdain à la mer.
J'entre dans le corps du texte. Il commence dès la première page par une position de principe contre tous les racismes et contre l'antisémitisme en particulier, ce qui est bienvenu. Mais on sent très vite l'instrumentalisation : en actes, cela se manifeste par la protection donnée aux Juifs du Matzpen (mouvement antisioniste issu de l'aile gauche du Mapam) contre "les attaques et les tentatives de meurtre perpétrées par des sionistes allemands". Incidemment, la victime est juive avec une majuscule, les bourreaux sionistes et allemands. La judéité est reconnue si la victime est antisioniste et le bourreau juif -- et c'est alors une attaque antisémite. Ça n'est pas très convaincant.
Le texte souffre parfois de l'écueil de beaucoup de discours propalestiniens : tout ce qu'ils font est réaction à Israël, et la haine qu'exprime un Palestinien incombe à Israël. "Dans leur misère, leur humiliation et leur désespoir, les Palestiniens apprirent à haïr les Juifs, à haïr tout ce qui était juif, tout ce qui était en rapport avec leur ennemi." (Mais je manque peut-être de générosité dans ma lecture, il y a aussi là une prise de conscience de la haine du Juif)
Il y a quelques pudeurs sur l'expulsion des Juifs du monde arabe ("Des milliers de ces Juifs seraient restés dans leur patrie si les circonstances avaient été autres") mais à leur décharge, il y a en conclusion quelques phrases salvatrices où ils reconnaissent que le sionisme naît de l'antisémitisme, et non l'inverse, et que le monde arabe n'a pas été en reste en matière d'antisémitisme. J'y arriverai un peu plus tard dans mon LT, parce qu'il y a effectivement des choses à sauver.
Des confusions classiques de l'antisémitisme pleutre : "Nous ne sommes pas antijuifs, nous sommes antisionistes. Nous sommes aussi sémites et les Juifs sont nos cousins." Et bien sûr "Les Juifs ont souffert du fait des nazis, nous souffrons du fait des sionistes".
Quelques parades morales "Comment pouvons-nous haïr les Juifs en tant que Juifs" et des tartines pour trouver un autre motif pour les haïr.
Le premier chapitre termine par un réel premier pas : ce sont pas les Juifs d'avant Balfour qu'il est possible de ne pas expulser, mais "aussi les Juifs actuellement en Israël", à condition de sonder leurs coeurs, si "leur position à l'égard de l'objectif [d'une Palestine démocratique du Jourdain à la mer]" est favorable.
Deuxième chapitre : Position des Juifs à l'égard des Palestiniens. Le chapitre le plus intéressant, parce qu'ils y donnent leur lecture des fondateurs du sionisme (Herzl, Nordau, etc.) et cherry-pickent les Juifs progressistes contemporains.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, ils donnent une lecture étonnante de la Shoah -- qui est au fond la lecture confuse du génocide des Tutsi par Védrine ou les mauvais humoristes de France Inter : un conflit de voisinage. Une nouvelle image du Juif a été formée par les sionistes : "des hommes qui, après avoir été persécutés par certains Européens racistes et nazis, ont été manipulés par des Européens racistes et sionistes qui les ont dirigé sur la Palestine."
D'abord, donc, une lecture palestinienne de Zangwill, Herzl, Weizmann, Nordau, Samuel, A'had Ha'am, qui met en évidence les impensés du sionisme quant à la question palestinienne. (Une lecture déjà digérée par Uri Avneri, MK du Gush Hashalom postsioniste connu pour son dialogue au long cours avec Arafat). Parmi les mythes et oeillères du sionisme, il y a celui d'une terre sans peuple pour un peuple sans terre. (Le Fatah dit que le sionisme s'érige sur ce mythe : une fois déconstruit ce mythe, le sionisme s'effondre.) Mais ils reconnaissent, davantage pour charger Herzl-et-le-projet-sioniste que pour décharger Nordau, que très vite les sionistes se rendent compte que la terre sans peuple est une mystification.
Ils ajoutent à raison que dans le discours sioniste, "[les Palestiniens, ou les Arabes] se trouvaient vivre en Palestine par hasard, ne possédaient ni entité ni civilisations nationales" et ne parviennent pas à concevoir une revendication nationale palestinienne.
C'est un discours que l'on entend souvent, qui est dangereux 1. parce qu'il nie l'autodétermination nationale palestinienne et 2. parce qu'il s'accompagne souvent d'indignations sonores contre la négation de l'autodétermination nationale juive.
Ce texte du Fatah souffre de la même myopie, de la même "schizophrénie morale" pour reprendre le terme dont ils usent abondamment, et ce alors même qu'ils se servent des voix critiques *au sein* du sionisme pour appuyer leur revendication nationale.
Ils ajoutent qu'Herzl a tous les atours de la "mission civilisatrice" donc coloniale, et en lisant l'Etat des Juifs, on ne peut leur donner tort, mais Herzl est un piètre théoricien, et le sionisme tient encore debout sans les pages d'Herzl sur "l'élément culturel occidental".
Puis ils reprochent aux discours sionistes de réduire l'adhésion à la libération nationale palestinienne à "des indigènes dociles s'ils n'avaient pas été contaminés par des agitateurs" quand tout le premier chapitre ne consiste qu'en ça, faire un distinguo factice entre des sionistes allemands d'une part et des Juifs authentiques d'autre part que les premiers manipulent.
Ils notent avec une certaine sensibilité que dans l'hubris post 67, "les Palestiniens ne méritaient aucune sympathie dans leur misère et la perte de leur foyer. Ils pouvaient d'ailleurs être absorbés dans les autres pays arabes. Leur passion pour la Palestine était ridicule, stupide et déplacée. Ils n'avaient pas de raison de désirer si ardemment rentrer dans leurs foyers." C'est souvent un point aveugle du sionisme, et certains sionistes comme Memmi l'ont bien pointé (dans les institutions mêmes du sionisme)
"Rappeler que cette population n'a pas toujours été autochtone ne sert pas à grand chose. [...] Maintenant, ils sont là, leur conscience collective s'est affirmée et ils sont malheureux. Les Palestiniens vivent un drame, voilà ce que les Israéliens doivent admettre."
Ils relèvent des passages sensibles d'Ahad Ha'Am sur la révolution pour la condition juive que représente Israël, et ses implications morales (qu'@ElieBeressi résumait bien dans la formule : vulnérabilité existentielle et confort moral en diaspora, l'inverse en Israël). Mais concluent immédiatement qu'il s'agit là d'une condamnation de la souveraineté juive.
Ils notent à raison la myopie qui permet d'insister sur les droits des Juifs au retour "après 19 siècles d'exil" et de refuser ces droits aux réfugiés arabes après "19 années d'absence" (en citant encore un publiciste juif, I. F. Stone)
Arrive ensuite une citation étrange, à peine commentée, laissée au lecteur comme la preuve d'un racisme foncier du sionisme : Dayan ne voulait pas absorber les territoires conquis dans un Etat binational, parce qu'il voulait "un Etat juif comme les Français ont un Etat français."
Leur Palestine nouvelle n'est explicitement pas binationale, elle vise l'unité palestinienne et arabe, et accepte d'accueillir les Palestiniens de confession juive qui renonceraient au sionisme, mais c'est deux Etats pour deux peuples qui serait raciste...
"Nous avons montré par ces citations qu'il a toujours existé des Juifs pour s'opposer moralement au sionisme." concluent-ils. Ils se trompent : il existe des Juifs sionistes qui ont voulu et veulent être des boussoles morales au sionisme, et c'est ces Juifs-là qu'ils citent.
(Non pas que le sionisme soit spécifiquement immoral, mais l'idée nationale de façon générale est étrangère à la morale, elle a besoin d'une morale en sus)
La citation salutaire que j'avais promise plus haut "C'est l'antisémitisme en Occident et l'hypocrisie régnant dans les sociétés occidentales sur les plans racial et religieux qui ont finalement poussé les Juifs, graduellement, à cette schizophrénie morale." (leur périphrase pour désigner le sionisme) "En toute franchise, il faut ajouter à ces facteurs les comportements erronés des Arabes. Avant la révolution palestinienne, les positions antijuives prévalaient dans le monde arabe, sans doute par suite des comportements antiarabes de la part des Juifs. [NDLR : c'est une demi-concession, certes, mais c'est un premier pas] Les Palestiniens n'étaient pas en mesure de proposer une solution humaine et raisonnable au sionisme israélien [les pousser à la mer]. Les Juifs éprouvaient des difficultés à vivre dans les pays arabes et le problème des minorités jetait un doute sur la possibilité, pour eux, de trouver la sécurité au milieu du monde arabe sans l'existence d'un Israël militariste." Il y a de l'understatement, de la dé-responsabilisation, mais c'est tout de même une reconnaissance rare de la nécessité pour les Juifs du sionisme et de l'antisémitisme dans le monde arabe.
Troisième et dernier chapitre, La nouvelle Palestine démocratique. On commence par un bel understatement, presque drôle : "L'établissement d'une société progressiste ouverte à tous les Palestiniens est sûrement une meilleure solution que celle qui consisteraient à "rejeter les
Arabes dans le désert" ou "les Juifs dans la mer"." (Avec un parallélisme douteux entre le déplacement forcé des uns et le génocide des autres)
Dans cette Palestine nouvelle, le terrorisme sur les civils est justifié : "En frappant les zones non spécifiquement militaires, on s'efforce de provoquer chez les Israéliens un choc psychologique, en leur faisant comprendre que l'Etat raciste ne peut leur assurer la sécurité."
Cette Palestine nouvelle est toujours maximaliste, "la patrie usurpée et colonisée en 1948 n'est pas moins chère ou importante que la partie occupée en 1967."
Quels droits pour les Juifs dans la Palestine nouvelle : "les mêmes droits, à condition naturellement qu'ils rejettent le chauvinisme sioniste et raciste et qu'ils acceptent pleinement de vivre comme des Palestiniens."
Il faut vraiment avoir l'enthousiasme de Gresh pour célébrer ce progrès. Certes, nous ne serions plus jetés à la mer, mais les droits accordés sont conditionnels et nous devrions nous effacer comme Juifs, devenir des Palestiniens de confession juive.
Et le progrès est en fait, ils le reconnaissent, une régression. La doctrine antérieure acceptait tous les Juifs d'avant Balfour. Celle-ci tolère ceux d'aujourd'hui, mais pas tous, pas les sionistes. Ainsi, un Dayan, malgré son ancienneté, "n'a certainement pas sa qualité pour recevoir le statut de Palestinien." Bref, ce n'est pas la valise ou le cercueil, c'est la valise ou l'effacement (pour le cercueil, on n'est pas sûr).
Face au chauvinisme, le Fatah affecte une certaine impartialité. S'il dénonce le chauvinisme sioniste, il dénonce aussi le chauvinisme d'une Palestine qui ne serait ni "démocratique, ni progressiste", i.e. "théocratique, féodale, aristocratique, autoritaire ou raciste".
Et je pense qu'ils sont sincères là, mais complètement myopes à ce que recouvrent leur chauvinisme : pour l'oblitérer, il leur faut accorder des "chances égales à chacun de ces citoyens pour le travail, le culte, l'éducation, etc." conditionnés à un abandon du sentiment national. Pour oblitérer le chauvinisme sioniste, il faut éradiquer Israël et expulser ceux qui ne veulent pas abandonner leurs sentiments nationaux.
La Palestine nouvelle sera en outre laïque, et ils montrent là une compréhension assez fine de la laïcité selon moi, non pas "une distribution stricte et fixée sur des bases religieuses des fonctions politiques", à la libanaise, parce que cela conduirait à un durcissement des prescriptions religieuses, "la nouvelle Palestine sera simplement l'absence d'oppression religieuse".
En tout état de cause, il s'agit d'un seul Etat, la Palestine, et surtout pas binational. Une solution à deux Etats serait "un plan raciste", même une fédération de deux nations à la façon d'Uri Avneri est "rejetée catégoriquement". Il n'y a qu'une nation, arabe et palestinienne et des citoyens musulmans, chrétiens ou juifs. "Tout ce qui maintient l'agression fondamentale qui a conduit à l'exode des Palestiniens et à l'oppression des masses" est rejeté, c'est-à-dire l'existence d'Israël.
Enfin, le Fatah veut répondre à ses critiques palestiniennes. Un Etat palestinien qui n'expulserait pas d'office sa population juive (puisque les Juifs antisionistes y seraient citoyens) serait-il encore palestinien ?
(Cette question tient implicitement les Juifs pour non-Palestiniens, ce que du reste ils sont, mais toute la construction théorique de la Palestine nouvelle les suppose Palestiniens de confession juive)
Pourquoi la question se pose : parce qu'il faudrait veiller à ce que la balance démographique reste favorable aux Palestiniens [non-juifs]. C'est une "question sérieuse", disent-ils, avant d'y répondre. (Notons que cette question est qualifiée de raciste quand il s'agit d'Israël)
Et la réponse est assez simple : ne vous inquiétez pas, la natalité palestinienne est plus forte, d'une part, d'autre part les Juifs qui ne voudraient pas vivre dans un Etat palestinien "émigreraient". Et d'une troisième part, les Israéliens émigrent déjà un peu en Europe, ils le feront davantage parce que la vie dans une Palestine démocratique leur sera moins facile que dans un Etat suprémaciste juif. Par ailleurs, les Etats arabes récupéreraient leurs Juifs, cesseraient de leur être hostiles une fois qu'Israël aura été éradiqué.