Alain Finkielkraut est devenu un personnage médiatique décevant. Il est un fin lecteur de Péguy, un grand passeur de la littérature européenne ou juive, Grossman, Conrad, Roth, un amoureux de l’école républicaine. Il est devenu, au gré de ses interventions médiatiques, un vieux ronchon. Son alerte est devenue aigre, ce qu’il n’a plus pu transmettre a provoqué une amertume quant à l’ingratitude de ceux qui n’ont plus voulu recevoir, et il ne semble plus mû que par cette déception, radotant ses paniques. Sa république et son école se sont réduites aux acquêts, estimant qu’elles ne pouvaient plus émanciper comme elles l’avaient émancipé, de chantre et promoteur, il s’est fait gardien jaloux.
Tout cela déçoit les lecteurs de Finkielkraut, et pire encore, prive son œuvre de lecteurs, du fait de la répulsion que son personnage médiatique provoque, sans même amener à ses livres ses nouveaux « admirateurs ». Son œuvre est pourtant majeure, et Le Juif imaginaire, dont il est question dans cette note, est une méditation capitale et vertigineuse sur la judéité dans l’universalisme.
Finkielkraut saisit avec finesse ce que la judéité emporte d’injonctions contradictoires, le désir d’être le semblable de ses semblables (non-juifs), la conscience qu’il faille désirer être le semblable de ses semblables pour l’être et à la fois l’intuition d’être différent, de ne pas savoir s’il faut plastronner cette différence ou la dissimuler.
Nous sommes en 1980, Alain Finkielkraut a 31 ans, et il rapporte ses intuitions quant à l’identité juive. Son premier sentiment, qu’il décortique dans le Juif imaginaire, est sa révolte adolescente contre la définition sartrienne du juif, qu’il avait lu alors lycéen ou jeune étudiant. De lire que c’est l’antisémite qui fait le juif, son sang ne fait qu’un tour, Finkielkraut prend cela pour un défi, un affront que Sartre lui lance. Il lui faut le contredire, il lui faut être authentiquement et autonomement juif. A 31 ans, fier juif mais toujours ignorant du judaïsme (il livrera en 1981 au XXIIème congrès des intellectuels juifs de langue française ses Réflexions sur l’ignorance), il se rend compte ce que cette posture avait d’inauthentique, que ce n’était certes pas l’antisémitisme qui faisait le Juif mais paradoxalement Sartre qui l’avait fait juif.
Que son identité juive soit une réaction aux condamnations de l’antisémite ; une réaction à l’assimilation de facto (on se raccroche à ce qu’on n’est déjà plus), à la dissimulation et à l’imitation que l’on perçoit chez les juifs assimilés et plus encore en soi ; une façon de ne plus vouloir imiter les non-juifs, une fois que, par l’école, l’on s’est rendu meilleur français que ses camarades non-juifs, que l’on maîtrise mieux que quiconque la culture non-juive, alors par souvenir de son judaïsme, par fierté juive, pour désarmer l’antisémite aussi (c’est Wagner qui forge ce reproche selon lequel les Juifs ne sauraient qu’imiter et non créer dans Le judaïsme dans la musique), pour leur donner tort, parfois pour leur donner raison, pour leur dire : oui, je suis un juif authentique et fier (Charlus « a horreur de ce déguisement. Ce qui le dérange chez les Juifs, c’est cette semi-émancipation, cette sourde et ennuyeuse désapprobation d’eux-mêmes qui n’ont jamais le courage de se manifester ouvertement » analyse Alessandro Piperno dans Proust antijuif, p. 70); dans tous ces cas, l’affirmation « je suis juif » est une affirmation en réaction.
Et ça n'est même pas un retour aux sources que l'on affecte, un retour à l’étude (ça l’a été plus tard pour Finkielkraut, quand il a fondé l’institut d’études lévinassiennes, mais avec un certain flegme, et sans faux-semblants), c’est à une définition creuse par la distinction seule.
Une judéité qui serait authentique, se rend compte Finkielkraut at last, c'est justement celle aporétique, indécise, indéfinie, pleine de désirs contradictoires, et pas celle de la poursuite résolue de leurs origines et de leurs différences. Cette attitude, que Finkielkraut a pourtant revêtue, c'est celle du Juif imaginaire.
Avant d’entamer cette recension, un dernier mot. Qui peut lire le Juif imaginaire?
Les juifs imaginaires, qui y trouvent un miroir sévère mais tendre de leur judéité.
Aux deux extrémités, les juifs réels ou les juifs assimilés qui partagent ce jugement sévère d'une judéité bancale qu’ils voient les uns chez les autres et tous chez ce tiers ignorant et plastronnant à la fois, et qui chacun dans des directions opposées renforcent leur modalité tranchée d'être juif.
Les non-juifs, aussi, probablement. Quand ils sont philosémites pour leur dessiller les yeux sur une judéité qui les fascine et se révèle, de l’aveu d’un Juif imaginaire, au fond creuse, performative. Quand ils sont indifférents et presque agacés, assommés (« Comment se fait-il qu’un homme qui a tout de même vu le monde, comme toi, se ramène à ce fond irréductible ? C’est assommant, oui, assommant et régressif, et dément, de continuer à remuer le lien avec un groupe auquel tu n’appartiens que par les hasards de la naissance. » reproche ainsi Maria Freshfield à Nathan Zuckerman dans La contrevie, p. 437) par cette façon qu’ont les Juifs, et plus encore les Juifs non-juifs, les Juifs assimilés de facto (cf. les non-jewish Jews d’Isaac Deutscher), de revenir en permanence sur leur judéité, de la ressasser, d’y tenir à ce point à ce reste, à cette distinction, pour les ébranler, leur faire saisir ce qui provoque cet atermoiement bancal.
Silbermann et le Juif imaginaire
Finkielkraut commence le livre en brossant un portrait de l’antisémitisme traditionnel. Il relate un récit semblable à celui de Silbermann (Jacques de Lacretelle) où un collégien juif est malmené par ses camarades et est traité de sale juif. Il note que celui-ci suscite surtout l’indifférence, son forfait n’est ni dénoncé ni applaudi, il fait partie des meubles : « personne ne semblait réagir », « le forfait est enregistré dans l’indifférence » (p. 10). Et comble de la solitude du Juif, il suscite même l’indifférence de l’antisémite, « l’insulteur veut reprendre la partie », il n’accorde même pas d’importance à sa propre haine, tant elle peut être naturelle. La judéité de ce collégien, qui n’aspire qu’à être « le semblable de ses semblables » est à la fois invisible et ineffaçable.
Mais ce collégien n’est pas Alain Finkielkraut. « Je voudrais, moi, dire et méditer l’expérience inverse » lance-t-il, en prenant le contrepied des lecteurs, et se propose non pas de faire le récit d’une judéité malheureuse mais d’une judéité satisfaite d’elle-même, le récit intérieur de sa « mauvaise foi à vivre sa singularité dans la jubilation » (p. 12).
Finkielkraut, né après la guerre, dit avoir reçu en « cadeau » l’héritage d’une souffrance sans la subir. Il écrit cela avec une certaine insolence, par un désir vertigineux de mettre à nu ses propres fantasmes identitaires. L’expérience de ses parents n’est évidemment pas la sienne, et il peut jouir après guerre d’une certaine insouciance — cela, il ne le déplore heureusement pas —, mais leur souffrance s’est propagée dans son alarme incessante, qu’il le veuille ou non. Par honnêteté autant que par provocation, cependant, il se doit de marquer sa différence de condition et reconnaître que la sienne est presque exempte de souffrance per se, qu’il ne tire que les conséquences éthiques de cette souffrance, une alarme, un aplomb moral. Par cet héritage, donc, il se pare d’une supériorité morale confortable, s’arrime à la certitude d’une sensibilité supérieure. En outre, assumant sa judéité avant même de subir l’antisémitisme, devenu tabou pressent-il pour sa génération, il peut se targuer d’être un « Juif authentique » au sens de Sartre, à tout le moins ne pas être juif uniquement en réaction à l’antisémitisme. Cet héritage n’était pas pour lui, adolescent puis jeune adulte, un « deuil » mais un « étendard » (p. 18), un droit à « méduser » ses interlocuteurs. En cela, se voit-il quelques années plus tard, il était un « rebelle inutile d’un temps de paix, un apatride de luxe » lové dans la « sécurité de l’anachronisme » (p. 20). Il n’a ressenti ni « la sagesse de l’errance ni la tristesse de la persécution », mais « l’impotence du gros bébé couvé » lâche-t-il même quelques pages plus tard.
Mais c’était là son seul héritage juif. Le Juif qu’il était « chéri[ssait] la culture juive mais n’en posséd[ait] que des reliques » (p. 22). « Ni la définition ethnique, ni la définition confessionnelle, ni le schéma sartrien », c’est-à-dire la définition hétéronome par l’antisémitisme, « ne saurait lui convenir ». « Juifs indéfectibles mais juifs pour du beurre, le judaïsme ne peut recevoir pour eux d’autre contenu qu’un contenu de souffrance, et eux-mêmes ne souffrent pas ». Il était un « Juif imaginaire ».
Et en même temps qu’il réalisait être un Juif imaginaire, mai 68 arrivant, Finkielkraut constate qu’« il n’était plus réservé au Juif de se prendre pour des Juifs » (p. 25). Pourquoi s’en empêcheraient-ils ? Si la judéité n’est constituée que d’un sentiment de singularité, une éthique, une rectitude morale et la certitude de cette rectitude morale, on peut facilement arguer que ces attributs moraux sont depuis longtemps passés au domaine public. Finkielkraut a raison de déplorer ce déballage narcissique de vertu, mais il faut se garder de le faire par un snobisme du précurseur. La généralisation de cette revendication à la singularité doit précisément mettre à nu le vide d’une identité « éthique ». C’est la grande force du Juif imaginaire, ne pas se satisfaire de ses déguisements. Devant le spectacle de « Nous sommes tous des Juifs allemands » qui « galvaude son trésor », Finkielkraut prend conscience, et nous aide incidemment à le faire avec lui, que notre judéité peut être un « déguisement ». Ce n’est pas là une expérience universelle, le père d’un ami disait au contraire que cela lui faisait du bien d’entendre ce slogan scandé, d’entendre une soudaine solidarité. Finkielkraut, parce que trop conscient de la « minceur diaphane » de son identité juive, a lui été dégrisé par ces juifs allemands innombrables. Cette soudaine récupération de l’habit juif avec mai 68 doit ainsi être saluée, comme un catalyseur de notre « dégrisement » (p. 32) quant à notre propre aporie identitaire.
Un autre événement va confirmer le dégrisement identitaire de Finkielkraut, le banditisme de Pierre Goldman : « je n’ai pas toujours résisté au doux plaisir de me parer du prestige de la victime exemplaire et cela, désormais, Goldman me l’interdit » (p. 42). Goldman, désespéré de ne pouvoir égaler l’héroïsme de ses parents, FTP-MOI pendant la guerre, a sans cesse brandi ce prestige de victime exemplaire pour lui-même, et comme nombre de Juifs imaginaires de sa génération, en s’en tenant d’abord « à l’insolence verbale et au simulacre », mais plus grave, en « expi[ant] son contentement dans la violence ». En cela, il a démonétisé ce prestige historique qu’un Finkielkraut arborait fièrement jusque-là.
Une fois désenchanté de cette judéité performative, Finkielkraut fait le bilan : « pas d’autre contenu que cet orgueil et ce qui-vive » (p. 48), à la fois « obsession et ignorance » pour le judaïsme.
« Je venge en complexité psychologique la minceur diaphane de mon judaïsme réel » conclut Finkielkraut (p. 50).
Le judaïsme après la Shoah
Là commence un autre livre. La première partie du livre, le premier quart ou tiers était introspectif : comment un Juif de la génération d’après-guerre se méprenait sur sa propre judéité, y projetait un narcissisme creux. Finkielkraut s’y analyse avec une lucidité salutaire. La seconde partie est très différente. C’est un traité d’une acuité extraordinaire sur la condition juive et sur les façons d’être juif après la Shoah.
Ce n’est pas parce que l’Occident érode, nivelle, homogénéise que sa génération est une génération de vagabonds du judaïsme. D’autres penseurs juifs ont fait cette analyse, elle avait sa pertinence en d’autres lieux et d’autres périodes (par exemple André Spire peu après l’affaire Dreyfus, Israël Zangwill dans Chad Gadya, etc.). L’explication est plus tranchante : parce que l’hitlérisme a tué le yiddishkeit et qu’il n’en reste presque rien. Aucune transmission n’est possible. Le judaïsme assassiné qui le hante, « ce n’est pas moi que j’y cherche, mais ce que je ne suis pas », « le fréquenter », apprendre le yiddish, étudier le talmud, ça n’est pas se retrouver, retrouver un judaïsme authentique, « c’est prendre la mesure de mon étrangeté » (p. 52).
Se ressourcer dans les images du hassidisme n’aiderait pas à reconstituer une judéité authentique. En effet, les petits artisans d’Europe de l’Est, dont Finkielkraut est le fils, très libres à l’égard de la synagogue et à la fois « ostensiblement juifs », n’étaient déjà plus des hassidim et « sont les absents de nos reconstitutions ».
Et, ajoute Finkielkraut, ce serait « réduire la vie juive à un archaïsme et définir implicitement le génocide comme une accélération de l’histoire » (p. 55).
Finkielkraut poursuit par quelques pages sur la Shoah, son caractère impensable, inédit, qui explique le lieu commun sur la « passivité » et la recherche de héros exemplaires. Il relève ainsi que « la mémoire historique des Juifs leur interdisait de prévoir l’annihilation planifiée » (p. 59), « leur savoir ne leur fournissait aucun équivalent du génocide ». Finkielkraut veut en outre répondre au réquisitoire de passivité et rendre par là hommage aux résistants juifs. « Les ghettos et les camps sont les seuls lieux où l’on ait à choisir de manière aussi tragique la résistance contre l’espoir de survie. » (p. 66) Ces résistants juifs ont alors « men[é] un combat solitaire et inutile », poursuit-il, un combat précisément passif et sans panache, « tenir jusqu’à la défaite hitlérienne » : survivre, simplement survivre.
Au début du livre, Finkielkraut mène une introspection sur sa propre ivresse de spécificité. Et à la fois, dans les pages sur l’antisémitisme, il dénonce les « conseils d’ami » accusateurs de l’antisémite qui trouve les ressassements sur la judéité assomants. Cela n’a rien de contradictoire, l’une est un questionnement autonome, l’autre une remise en cause hétéronome. Mais Finkielkraut ajoute avec une certaine finesse que ce faux conseil est bien jugé antisémite désormais, l’injonction à l’assimilation est désormais frappée du sceau de l’antisémitisme. Finkielkraut poursuivra plus tard cette intuition, dans Au nom de l’autre : à l’époque du Juif imaginaire, on condamne les injonctions à l’assimilation, vingt ans plus tard, on condamne le Juif de ne plus être autre, de ne plus être l’apatride solidaire des damnés de la terre, de trahir sa vocation historique de paria. On peut estimer cette opposition grossière ou simpliste, mais le succès d’un livre comme Fin de la modernité juive démontre précisément qu’une fois les Juifs normalisés, délivrés de leur condition paria, on leur reproche alors de trahir leur judaïsme, comme l’a très bien senti Danny Trom (« La fin de la modernité juive, inquiétant livre symptôme d’Enzo Traverso », Danny Trom, AOC, 10 juin 2019).
Franco-judaïsme
« Inefficace, déshonorante, l’assimilation n’était pourtant pas que cela » tempère-t-il p. 87 pour la défendre, quand elle est aujourd’hui condamnée.
La privatisation du judaïsme en israélitisme au XIXème siècle, n’a pas été faite par la contrainte, dit Finkielkraut, mais par gratitude, avec allégresse. (Mais peut-être recevaient-ils cette injonction avec allégresse.) Le judaïsme s’identifiait à l’idéal républicain, l’amour de la République était une fidélité à l’esprit du judaïsme (on pense notamment à Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, cité par Bruno Karsenti dans La question juive des modernes).
Et nous la condamnons trop facilement comme une fuite, nous nous faisons les contempteurs d’une trahison qui n’en était pas une. Pire, nous les jugeons, ces israélites, avec anachronisme, et avec une illusion rétrospective, intimement convaincus que nous sommes de la persistance de l’antisémitisme qu’ils n’avaient pas su voir. Mais ils ne cherchaient pas là un échappatoire chimérique à l’antisémitisme, ils étaient allègrement convaincus de poursuivre la marche du monde, de faire émerger par l’exemple édifiant de leur assimilation une nation civique.
Et en les jugeant ainsi, nous manquons de lucidité sur la « véritable horreur » que fut l’antisémitisme des années 30 et le nazisme : « Ça n’est pas malgré leurs efforts de normalisation, ainsi que l’on croit communément, que les Juifs subirent l’épreuve du génocide, c’est en réponse à cette tentative même. » (p. 88).
Sur le franco-judaïsme, Finkielkraut est parfois un peu confus, il livre ses réflexions en vrac. Il rapporte les reproches faits aux Juifs (vous êtes ivres de votre spécificité) et les juge iniques, puis il semble déplorer que l’assimilation est désormais frappée d’une condamnation en antisémitisme, par la société toute entière guérie de l’antisémitisme et le traquant comme infamant et par les Juifs eux-mêmes. Plus loin, il affirme que l’israélitisme fautait en condamnant les Juifs contrevenant à la règle non-écrite de discrétion, et par ailleurs que sa propre impudence juive relève d’un pur narcissisme, d’une identité imaginaire. Je crois cependant que toutes ces intuitions sont justes à la fois.
Sa dénonciation de l’ethos franco-juif est véhémente. Les israélites étaient ainsi des « censeurs vétilleux du peuple d’Israël » (p. 83), qui finissaient par avoir honte et se désolidarisaient des Juifs visibles. C’est le prof de fac juif qui s’ingénie à khôller les élèves juifs le samedi pour faire montre exagérément de son impartialité. « Vous n’aimez pas les Juifs ? Nous non plus ! » ironise Finkielkraut (p. 85), en effet la présence des Ostjuden irritait davantage les israélites que les non-juifs, l’accent de la rue d’Aboukir irritait Bloch plus que le Narrateur.
Il note avec une remarquable acuité en quoi l’israélitisme provoque un malaise chez les Juifs de sa génération, c’était un « terme deux fois discrédité, pour l’humilité dont il fait prétentieusement étalage, et pour la menace qu’il dissimule. » (p. 96). La première était une « politesse suave », une manière d’indiquer en creux au Juif trop authentique qu’il était un bougre, un impudent, la seconde une « violence retenue », un « rappel à l’ordre » : « en cas de crise, vous n’aurez pas ma solidarité ».
« Jusqu’à Auschwitz, les Juifs occidentaux s’arc-boutèrent aux espérances du progressisme », et, chimère, « pour combattre avec plus d’efficacité l’archaïsme des autres, [ils] s’appliquèrent à devenir des contemporains irréprochables. » (p. 90) poursuit Finkielkraut quelques pages plus loin dans ce procès en règle de l’israélitisme, non sans tendresse apitoyée. Mais il est en même temps d’une lucidité extraordinaire sur les façons d’être juif qui lui ont succédé, tranchant contre les Juifs réels, et plus encore contre les Juifs imaginaires, ce qu’il fut et qu’il juge comme une aporie.
« Se dire juif, c’est cesser de jouer le jeu de l’examen perpétuel. C’est l’idée de tribunal que nous récusons pour toujours. » (p. 97) déclame un Finkielkraut soulagé, à l’issue de ce procès de l’antisémitisme, procès ou méditation sur l’israélitisme vécue comme une libération. Finkielkraut récuse l’examen perpétuel par l’autre, mais non l’introspection, il ne fait pas de cette récusation une façon « unapologetic » d’être juive, encore moins, à la façon de Golda Meïr, une manière de préférer les condamnations aux condoléances et de rechercher les condamnations pour méduser l’autre avec cette maxime. Pour preuve, il précède ce chapitre sur le franco-judaïsme par un procès intérieur, celui de ses impudences à se proclamer Juif. Et poursuit avec un chapitre sur l’ostentation du rien, comme par une sorte de va-et-vient.
« Je suis différent, je suis différent, qui peut m’en assurer ? »
L’affirmation, l’affectation fière d’être juif sonne faux, juge-t-il, mais le procès de l’israélitisme duquel elles précèdent garde toute sa pertinence. Alors quoi ? Si l’on ne peut ni avoir honte de sa différence ni la proclamer, que reste-t-il ? L’indifférence au judaïsme à la façon d’Henry Zuckerman (La contrevie)? Je ne sais ce qu'il faudrait revendiquer en diaspora. Pratiquer une ambiguïté et une incohérence que l’on évite de surinvestir. Être conscient de sa différence sans trop l’arborer. Être conscient de son assimilation sans la revendiquer non plus. Être à la fois un national de son pays et un Juif, adhérer au sionisme mais rester en diaspora, être universaliste mais attaché à son « reste », particulariste mais dans une société qui se veut universaliste, laïc quand on veut, pratiquant quand on veut, parfois plus Français que juif d'autres fois plus Juif que Français. Et ne pas trop faire des caisses sur l'une ou l'autre des options.
Franco-judaïsme, encore
Quand nous faisons le procès du franco-judaïsme ou de l’israélitisme, nous le faisons avec incrédulité, avec clairvoyance, mais c’est une clairvoyance rétrospective : « nous dénonçons comme un leurre une assimilation qu’on a, dans l’ensemble, cessé de nous imposer » (p. 107). Nous pourrions ajouter que nous faisions un procès à un ethos auquel nous ne nous rapportons pas, les Juifs nés après la guerre. Nous pensons sans générosité contre une génération qui n’est pas la nôtre. Ce procès des ancêtres, ou plutôt de nos prédécesseurs juifs français, Finkielkraut l’endosse en choeur avec toute sa génération, mais il fait un peu de côté, se demande s’il ne livre pas, en « Don Quichotte » (p. 111), un combat facile contre des contradicteurs imaginaires .
« De quelle époque sommes-nous les contemporains ? » ajoute-t-il.
Le sionisme a été une affirmation à contretemps, un nationalisme quand les nationalismes n’étaient plus vigoureux et que la conception civique de la nation l’emportait (d’où la véhémence navrée contre ce particularisme juif).
L’affirmation identitaire quand on commande de nous assimiler est brocardée par le non-juif. Mais que dire de l’affirmation identitaire que rien n’empêche, de l’affirmation qui se drape d’un habit d’indignation (mais oui, j’existe !).
Et même lorsque l’on répudie l’idéal jacobin (le nationalisme intégral, cela va sans dire), à rebours des israélites champions de la République, notre révolte est anachronique, puisque cet idéal jacobin a cessé d’être défendu, « la culture majoritaire a cessé d’être une culture cocardière » (p. 111).
Nous fascinons (et nous complaisons dans la fascination que nous exerçons)
Le philosémitisme a changé de visage. Sous les Lumières, on pouvait dire « pour être juif, il n’en est pas moins un homme ». A l’aube des années 1980, « l’humanisme de la tolérance laisse la place à un sentiment tout neuf d’admiration et de nostalgie » (p. 117).
De même que l’on a lu Proust bien qu’il soit juif et inverti, et qu’on le lit parfois aujourd’hui parce qu’il représente une altérité irréductible qu’il faut célébrer, juive et homosexuelle.
En fait, ce que Finkielkraut décèle dans le nouveau philosémitisme, c’est une fascination pour le Juif, qui supplante une indignation morale contre le sort fait aux Juifs. Cette fascination n’est sans doute pas indifférente au déracinement des nations européennes, et à une certaine inversion dans le rapport aux racines : le Juif fascine parce qu’il a encore des racines. (Quand hier, le Juif suscitait la réprobation comme déraciné, et attirait la sympathie de quelques philosémites indignés par cette réprobation.)
« Nous jouons le rôle que nos admirateurs nous assignent » (p. 119), celui de juif imaginaire. On revient à la thèse introductive de l’essai : c’est l’autre qui paradoxalement nous fait juif. Parce qu’il valorise notre différence, nous sommes flattés et entretenons cette différence.
Si l’israélite était juif dedans, homme dehors, nous, juifs imaginaires, sommes l’exact inverse. Cependant l'inversion pose problème parce qu'elle n'est qu'apparemment symétrique : tandis qu'il est supposé que ni le dedans ni le dehors de l'israélite n'est un « rien », n’être juif qu'au dehors supposerait une identité imaginaire. Faut-il penser alors que ce n'était que de manière imaginaire que l'israélite était un homme, un citoyen, un français ?
Plus loin dans le livre, Alain Finkielkraut avance une autre hypothèse sur la fin de l’antisémitisme traditionnel après la Shoah, peut-être contradictoire avec cette idée de fascination (pour le caractère éternel du peuple juif). La Shoah n’a pas seulement provoqué un sentiment de culpabilité ou de compassion, mais une révélation de leur vulnérabilité : les Juifs ont démontré, à rebours de la peur qu’ils suscitaient, qu’ils étaient réellement impuissants, suggère Finkielkraut. « On peut encore les haïr [...] mais il ne saurait être question de les élever à la dignité de conspirateurs maléfiques travaillant à s’assurer le gouvernement du monde » (p. 178) Il est probable que Finkielkraut ait péché par optimisme ici, que le fantasme d’un judaïsme malfaisant n’ait pas tout à fait dépéri, les élans antisémites du mouvement gilet jaune en 2018-2019 puis du mouvement anti-vaccins en 2021 démontrant l’actualité d’un tel fantasme.
Transmission et transgression
Alain Finkielkraut a été élevé, par un paradoxe très juif, comme un fou du savoir universel, comme il y a eu quelques générations avant lui des fous de la République. Les survivants de la Shoah, et plus généralement tous les Juifs immigrés en France -- même de nombreuses autres minorités --, voulaient « qu’il n’arrive rien à leurs enfants », et donc que rien ne puisse concurrencer l’école et les études, que rien n’encombre leur réussite. Cela veut dire en particulier ni synagogue, ni sensibilité juive, d’où un silence sur la question juive et sur le génocide. Mais ce surinvestissement des études avait pour fin ultime qu’ils soient « fiers d’être juifs » (p. 135), et c’était peut-être là la seule chose juive qui lui ait été inculquée, avance Finkielkraut.
En fait ils voulaient, dit-il de la génération de ses parents, des « mutants juifs » pour progéniture, des Wunderkind, leur enjoignaient d’être paradoxalement des « collectionneurs de diplômes et à la fois des Juifs à fleur de peau, obsédés de leur histoire, sans cesse conscients de leur identité » (p. 135), mais dont la judéité se résumait, par leur fait, à cette seule conscience performative de leur identité. Ils étaient juifs parce qu’ils étaient de meilleurs français que les français. Or, ces enfants étaient poussés vers le large par leurs parents, et à la fois ceux-ci s’attendaient à un mouvement de recul, à ce qu’ils y aillent réfractaires, conscients de leur reste juif. Dès lors, toute transaction avec la judéité, tout dédain vis-à-vis de cette fierté creuse d’être différent était vécu par les parents comme une transgression.
De plus, « la famille juive et la nation juive sont indiscernables : toute sortie de l’un est une désertion de l’autre. » (p. 130) pointe Finkielkraut, démontrant là que la condition minoritaire rend dramatique toute crise d’adolescence : contrevenir au modèle parental, étape nécessaire de toute adolescence, revenait à dédaigner la judéité (qui n’existait que dans et par le noyau familial, puisqu’ils vivaient au milieu des autres, qu’ils étaient poussés par les parents eux-mêmes vers l’autre majoritaire).
Parfois, à l’adolescence, « j’en avais par dessus la tête de la judéité », confesse Finkielkraut, « abruti par la rengaine » (p. 127). Ce qui résonne d’ailleurs avec les premiers mots de Memmi dans la Libération du Juif (« problème nain »).
« A faire le goy, j’avais le sentiment d’être le juif de la famille » ironise Finkielkraut, en minoritaire au carré.
Le sionisme des vigilants
Après ce détour familial, Alain Finkielkraut aborde la question du sionisme en diaspora, comment il s’est imposé naturellement, comment Israël a changé le rapport des Juifs à la nation à laquelle ils appartiennent, et comment l’existence d’Israël provoque une sorte de mauvaise conscience (de celui resté en diaspora, dans le confort occidental, de celui qui ne lutte pas pour l’Etat juif).
« Le sionisme, autrefois, n’était pas une projection, mais une réponse parmi d’autres à la question juive. » entame-t-il p. 144. C’est en effet la seule réponse désormais à la question juive, les autres ayant été anéanties par la Shoah, Finkielkraut ne dit rien d’inédit ici. Là où il exerce son tranchant, c’est sur l’incurie des sionistes par procuration (et en analysant la sienne, c’est toujours envers lui-même qu’il se révèle sévère dans Le Juif imaginaire).
Ainsi, le sionisme de diaspora, dit Finkielkraut, se fonde sur une bêtise. Parce qu’Israël, l’existence d’Israël, est la réponse sans équivoque à tout nouvel Auschwitz, comme Etat-gardien, alors d’une part, toute soupçon antisémite équivaut désormais un nouvel Auschwitz, par une inaptitude « au distinguo entre “vous autres…” et “sale juif” », comme si « qui ne les aime pas [voulait nécessairement] les faire mourir », d’autre part que ce rôle d’Etat-gardien suspend le jugement des Juifs de diaspora quant à Israël.
Je dois avouer, comme lecteur, que je ne comprends pas bien ces lignes, notamment celle-ci, polémique, « Les Juifs ont choisi la bêtise et la mémoire », et essaie à défaut de restituer fidèlement cette page du Juif imaginaire. Ce n’est pas là, de la part de Finkielkraut, une façon de relativiser un antisémitisme qui serait inoffensif (encore que, sa défense vingt ans plus tard de Renaud Camus péchait par ce relativisme), mais plutôt d’indiquer que la Shoah est une césure fondamentale dans l’histoire de l’antisémitisme, un évènement à part, incompréhensible, difficilement rattachable à l’antisémitisme traditionnel, et que la sagesse rétrospective qui consiste à voir dans toute manifestation antisémite l’annonce d’une nouvelle Shoah est alors un manque d’appréciation simplificateur. Dit autrement, les Juifs ne savent plus penser qu’à l’aune d’Auschwitz ; Israël est une réponse miraculeuse à l’antisémtisme ; donc Israël est exempt de toute critique que l’on pourrait lui formuler, puisque c’est la seule réponse autonome à l’antisémitisme et que nous sommes sous son ombrelle protectrice.
Passons sur cette question du rapport à Auschwitz brouillant les esprits, et regardons les conséquences sur le rapport à Israël. On passe tout à « notre petit bébé israélien » (p. 152), dit Finkielkraut, peut-être à raison ajoute-t-il, parce que ça a été et c’est notre « dignité rendue », peut-être également parce qu’Israël est en état d’urgence permanent, lutte en permanence pour son existence, alors « l’instance de la critique est suspendue » (p. 159).
Israël procure enfin une « légitimité morale, la saveur d’une quiétude inconnue » (p. 154). Et l’existence d’Israël aboutit à un petit miracle, dit Finkielkraut avec ironie, notre première transgression contre la République, notre premier « moment de vérité » de solidarité contre De Gaulle et son mot sur le peuple sûr de lui et dominateur, un moment de vérité qui n’a jamais été trouvé auparavant, ni au moment de l’affaire Dreyfus ni à aucun autre moment. Seul Israël a pu nous “entitle” et nous pousser à enfin élever la voix contre l’Etat.
Notons que Finkielkraut, contrairement à ce que le grand public plaque parfois sur lui, ne suspend pas son jugement sur Israël. Il a toujours été proche du camp de la paix, a été l’un des premiers signataires de JCall pour une solution à deux Etats, et est resté, même aujourd’hui, exigeant sur la question palestinienne, refusant ainsi de signer une tribune en mai 2021 soutenant Israël mais niant le droit des Palestiniens à disposer d’un Etat (cf. Les dessous de la tribune de soutien à Israël, Abel Mestre, 21 mai 2021, « Le Monde »)
Les maoïstes
Il poursuit par quelques mots sur les Juifs maoïstes. Il note avec à-propos qu’ils préfèrent aux trois figures du Juif, de l’israélite et de l’Israélien celle du Juif et la recherchent transfigurées chez les damnés de la terre, continuateurs réels, pensent-ils, des Juifs.
En cela, les amoureux du Tiers-monde se voyaient plus juifs que leurs parents, plus fidèles que les sionistes. « Le signe juif avait changé de mains » (p. 165).
Il concède toutefois, lui qui a été membre de l’UJCml et a conservé des relations amicales avec des maoïstes, que cet antisionisme s’imaginant comme la forme la plus fidèle de judaïsme est une position archétypique, tenue par quelques-uns. Mais que beaucoup de positions intermédiaires existaient chez ses camarades, notamment celle de l’hypocrisie, un pro-israélisme secret de quelques militants (juifs) de la LCR, « cocus ou lamentables » note-t-il.
« Plaidoyer pour l’indéterminable »
Finkielkraut conclut. Il n’est ni un juif ceci ou exclusivement un juif cela, ni aucun de ces deux-là, mais, contradictions comprises, tout à la fois, un juif indéterminable. Son judaïsme imaginaire le figeait dans une posture, et à la fois il ne peut la quitter tout à fait sans perte.
Je ne suis pas juif parce que l’autre me désigne comme juif, réalise Finkielkraut en réaction à Sartre, mais par « l’envie compétitive de diriger sur moi l’attention sollicitée de toutes parts » (p. 218), par le désir d’une altérité irréductible, quand bien même elle serait artificielle, quand bien même « [nous serions] le comédien de [nous]-même[s] ».
Le sociologue Georges Friedmann avait une quinzaine d’années avant Finkielkraut, dans Fin du peuple juif ?, formulé une hypothèse approchante : l’on sent que l’on perd quelque chose de la judéité avec l’avènement d’Israël et la normalisation sioniste. Être différent au milieu de l’autre, c’est ce qui nous définit comme juif, et au fond l’on aime ça. (Cela ne veut pas dire que cette différence est nécessairement fictive, ni même qu’une identité construite est moins authentique qu’une identité qui ne le serait pas — s’il en existe —, mais plutôt que l’on attache une valeur à notre altérité en tant que telle.)
Maintenant que cette identité imaginaire est mise à nu, que faire ? Plaider pour l’indéterminé, commence-t-il. Connaître le judaïsme, aussi, lui donner un contenu, « apprendre la fidélité », « se fabriquer une mémoire pour détenir et transmettre le plus de vérité possible sur les êtres que désignait à mon affection le vocable de judaïsme » (p. 216)
(Avec la relecture amicale de Jonathan Gombin)