C’est un livre étrange auquel nous avons affaire. Écrit en 1892, quand Drumont triomphe dans La France juive, mais avant l’affaire Dreyfus, l’ouvrage n’est publié que douze ans après, du fait de la faillite de son éditeur intervenue entre-temps.
Dans ce livre, Léon Bloy, lui-même difficilement classable, anarchiste de droite, anarchiste mais chrétien loyal, soldat de la chrétienté, offre encore une pensée déroutante. C’est un livre où il fait preuve d’un antijudaïsme rigoureux et à la fois d’un philosémitisme mystique, dans lequel les malheurs d’Israël s’apparentent aux épreuves du Christ rédempteur, dans lequel Israël doit être adoré dans son malheur et le malheur d’Israël bien appréhendé — une introspection sur la condition juive aborderait à peine aussi bien cela. Un livre où les Juifs sont à la fois « objet d'horreur et de crainte mystérieuse » (ch. XXIV), et ici Bloy rapporte et partage cette horreur et cette crainte. Un livre où il ferraille violemment contre Drumont et contre l’antisémitisme bourgeois, mais où il leur reproche un mercantilisme tout droit issu du judaïsme. Un livre où non seulement il se fait l’héritier de l’antijudaïsme chrétien mais il le renouvelle, et l’incarne dans les vices immémoriaux de vieillards juifs qu’il rencontre à Londres. Un livre, encore, où il se prend pour un prophète d’Israël, un Jérémie, un Isaïe, un Ezéchiel vitupérant contre la déchéance morale des Hébreux.
Un livre puissant et incompréhensible, et un livre que de nombreux juifs ont lu avec délectation, dans lequel ils ont trouvé des marques d’affection, et même de philosémitisme, par exemple sous la plume de Bernard Lazare. Un livre dans lequel on peut lire cette saillie presque gratifiante pour le lecteur juif, qui fait écho à l’élection au titre de nation de prêtres, à laquelle l’on se raccroche pour mieux supporter notre anormalité parmi les Nations : « L'histoire des Juifs barre l'histoire du genre humain, comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau. » (ch. VIII).
Un franc antijudaïsme
Entamons sa lecture. Le livre s’ouvre sur un délire narcissique : ce pamphlet mérite d’être dans le canon chrétien, affirme-t-il sans ironie, ce pamphlet aurait pu trouver sa place comme dernier épître de saint Paul, si son imprimeur n’avait pas fait faillite avec le manuscrit. Il poursuit avec une critique cinglante de l’antisémitisme catholique bourgeois de Drumont, de l’establishment catholique qui l’adoube, de leur rapacité rothschildienne (sic.), de leur infidélité au Christ, de leur tiédeur dans la foi, que leur mercantilisme obère. Bloy vénère un dieu qui vomit les tièdes. Il y a là chez Bloy une façon de vociférer contre le bourgeois — c’est au fond le coeur de son œuvre — mais aussi de réclamer une sorte de paternité de l’antisémitisme, presque un snobisme de voir ainsi sa marotte antisémite triompher. Drumont et ses suiveurs, ces félons, auraient déshonoré l’antisémitisme, selon le mot de Bernanos, comme si l’antisémitisme avait pu être honorable. La conclusion que Bloy en tire est encore déroutante : un vrai antijuif doit se comporter, contre Drumont, en philosémite. Et en effet, l’antisémitisme de Drumont ne le rend pas doctrinalement philosémite, Bloy ré-affirme ainsi : « Je dois être peu soupçonnable d'amour tendre pour les descendants actuels de cette race fameuse. Voici ce que j'écrivais, il y a six ans, dans un livre de colère que l'hostilité générale s'efforça d'étouffer par tous les moyens imaginables.
“Le Moyen-âge, disais-je en parlant des Juifs, avait le bon sens de les cantonner dans des chenils réservés. [...] Quand on avait absolument affaire à ces puants, on s'en cachait comme d'une infamie [...] La honte et le péril de leur contact était l'antidote chrétien de leur pestilence. [...]
Aujourd'hui que le christianisme a l'air de râler sous le talon de ses propres croyants [...] on s'indigne bêtement de voir en eux les maîtres du monde. [...] On prohibe le désinfectant et on se plaint d'avoir des punaises. Telle est l'idiotie caractéristique des temps modernes.”
Je ne vois pas le moyen de changer un quart de ligne à cette page gracieuse. [...] Au point de vue moral et physique, le Youtre moderne paraît être le confluent de toutes hideurs du monde. » (ch. IV)
Il faut certes replacer ces mots dans la langue de Bloy, insultante, excessive, sa vermine n’est pas toujours juive, c’est un vocabulaire qu’il peut utiliser dans à peu près n’importe quel contexte. En outre, la vigueur de ses mots dissimule des incohérences théoriques nombreuses sur le rôle des Juifs dans l’économie du salut, la date et la cause de leur avilissement, la parenté entre les Juifs du temps d’Abraham, Isaac et Jacob, ceux du temps de Jésus et ceux d’aujourd’hui.
Les Juifs sont ainsi vils au lendemain du Vendredi saint, après leur méfait. Mais ils le sont aussi dès les spoliations d’Egypte, et même dès Abraham.
Mais une fois que l’on fait cela, que conclure d’une telle lecture? Son philosémitisme consiste en ceci : il ne faut pas chercher à éradiquer le judaïsme et la race juive, dit-il en substance, leur existence avilie est nécessaire à l’ordre du monde hic et nunc, et le salut futur de la chrétienté repose sur leur adhésion au Christ, conclut-il à la fin de l’ouvrage. En effet, on y reviendra plus loin, il faut chérir les Juifs parce que leur abdication par la conversion annoncera les temps messianiques. Il ne désire entreprendre ainsi aucune agression contre les Juifs, aucun pogrome — pour quoi faire, s’ils sont déjà la lie de l’humanité, et qu’ils le sont d’autant qu’ils sont bourgeois dans l’ordre temporel ? — au contraire les maintenir coûte que coûte dans cet état d’avilissement moral qu’il diagnostique. C’est là un drôle de philosémitisme, mais il tranche effectivement avec l’attitude de Drumont. Evitons l’anachronisme quand nous relativisons le philosémitisme que certains lui accordent et y décelons un véritable antisémitisme : la laideur du juif est réellement sublimée sous sa plume.
Le discours de Bloy est d’une formidable incohérence et il est difficile d’y démêler la part de provocation, les excès verbaux et de saisir ce que Bloy pense au fond des Juifs : ils sont tantôt conspués pour leur laideur, tantôt glorifiés pour cette même laideur, quasi-théologique, tantôt célébrés pour avoir engendré Jésus, « le Lion de Juda, le Juif par excellence de nature, — un Juif indicible ! » (ch. III), rappelle-t-il au parti antisémite. C’est d’une même ambivalence qu’il fait preuve à l’égard de la femme, à l’égard de Monique dans Le désespéré, mais aussi dans La femme pauvre : effroi, quasi-amour fou, amour malade, fétiche. Est-ce tout de même un amour, bien que malsain ? Sans doute, mais d’un amour qui maintient l’autre dans un degré d’avilissement profond, pour être ensuite le seul à pouvoir le chérir, le seul à déceler le sublime sous cette fange.
Bloy poursuit ainsi : « la sympathie pour les Juifs est un signe de turpitude. Il est impossible de mériter l’estime d’un chien quand on n’a pas le dégoût instinctif de la synagogue. Cela s’énonce tranquillement comme un axiome de géométrie rectiligne, sans ironie et sans amertume. » (ch. XI) et ajoute avec une pointe de provocation que « les Juifs ont l’honneur indélébile d’avoir traduit à l’usage de l’humanité, la haine du Pauvre, en un style de tourments dont l’éloquence a supplanté toutes les épouvantes connues » (ch. XII). Le Pauvre est ici le Christ. Il est difficile de qualifier cet hommage. Est-ce de l’ironie vis-à-vis des hommes qui ont remplacé dieu par l’argent (ch. XXXI), l’adoration de l’argent (les Juifs mangent littéralement de l’argent, affirme-t-il ailleurs) étant l’autre face de la haine du Pauvre ? Ou bien reconnaît-il là que les Juifs ont été déterminants dans le calvaire de Jésus, que sans eux, sortes de bras divin, d’exécuteurs des desseins divins, nulle passion et donc nulle rédemption ? Amos Oz rend un même hommage paradoxal à Judas Iscariote, dans Judas, en le présentant comme le plus fidèle et le plus dévoué du christianisme qu’il fait advenir en dénonçant Jésus. Du reste, ce serait là un affaiblissement pour le peuple d’Israël, conçu comme interlocuteur de Dieu dans le judaïsme et non un simple instrument.
Dans ces allers-retours entre glorification des Juifs avilis et ré-affirmation d’un antijudaïsme farouche, Léon Bloy assène au lecteur quelques mots déroutants, d’un autre âge. Ainsi à la fin du chapitre XIV, il rapporte « sans transition » une anecdote où un chrétien « fend en deux » un Juif et ricane « De telles anecdotes sont précieuses pour exaspérer les imbéciles et rafraîchir l’imagination des bons chrétiens. »
Deux suspendus éternels
Arrivée à la moitié de l’ouvrage, il commence enfin à prêcher la thèse qu’annonce le titre : le salut des chrétiens est suspendu au bon-vouloir des Juifs. Ici, les Juifs sont à la fois suspendus et ceux qui tiennent en suspens.
Ainsi, leur refus de reconnaître le Christ les a suspendus dans une malédiction millénaire, et les Juifs d’aujourd’hui sont, imperturbables à l’écoulement de l’Histoire, figés dans le même état que les félons qui refusèrent de voir en Jésus le Christ.
Et à la fois, par ce refus répété des « geôliers de la Rédemption » (ch. XXII), « le Salut de tous les peuples était, par leur malice, diaboliquement suspendu. » (ch. XXI)
« Mais où le mystère devenait intolérable complètement, c’était à l’idée que ce moment unique, désiré faméliquement, depuis tous les âges, par l’universalité des créatures, dépendait encore et toujours de ces mêmes Juifs. » (ch. XXII)
La coïncidence de ces deux suspensions n’est toutefois pas incohérente. Elle est cependant impossible : seul Jésus peut dessiller les yeux de ces Juifs, il faut que Jésus revienne pour que les Juifs se convertissent. C’est par un dessein divin que les Juifs se vautrent dans la fange de l’obstination, par le même dessein que Pharaon eut son cœur endurci, et c’est par un même dessein qu’ils se convertiront. Mais à la fois, il faut que les Juifs se convertissent pour que Jésus revienne. A ce jeu, la rédemption est impossible et l’on se demande si Bloy le déplore ou s’il cherche un coupable à son impossible rédemption.
Alors, à grand renfort de majuscules, Bloy en appelle solennellement à la conversion des Juifs, pour le salut de la chrétienté, et conclut « Car le SALUT du monde est cloué sur Moi, ISRAËL, et c’est de Moi qu’il lui faut « descendre » (ch. XXXIII), avant de recopier in extenso, comme un chant d’envoi, Ezéchiel XXXVII.
Bernard Lazare et Anatole Leroy-Beaulieu
C’est ce texte déroutant que Bernard Lazare a loué dans sa critique sous le titre « Un philosémite » (rassemblée dans La question juive chez Allia). Critique littéraire, anarchiste, collaborateur des Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, ardent sioniste, Bernard Lazare a publié dans sa jeunesse, avant l’affaire Dreyfus, un ouvrage ambigu sur l’antisémitisme, dans lequel notamment il attribue l’antisémitisme au particularisme juif. Jusqu’à aujourd’hui, de nombreux antisémites célèbrent cet ouvrage, inattaquable croient-ils, puisque écrit par un Juif. Mais le Bernard Lazare qui écrit cette critique n’est plus l’auteur de L'antisémitisme : son histoire et ses causes, il est le premier dreyfusiste, un grand parmi les prophètes d’Israël selon le mot de Péguy dans Notre jeunesse. Essayons de comprendre ce que Lazare trouve à cet ouvrage, en faisant un petit détour par Anatole Leroy-Beaulieu, l’un des premiers directeurs de Sciences Po, catholique libéral, opposant à Drumont et auteur d’un ouvrage fondamental sur la question juive, Israël chez les nations, manifeste contre l’antisémitisme et réflexion d’une incroyable actualité sur la judéité. Leroy-Beaulieu y décrit la mécanique de l’antisémitisme, la condition faite aux Juifs, le caractère ethno-religieux du judaïsme, il y explique le particularisme juif comme réaction (autonome) de conservation et comme séparation imposée de l'extérieur. Il y prône une tolérance sans arrière-pensée (nul « soyons tolérants vis-à-vis des Juifs, et ils finiront bien par cesser de l'être »).
Il perçoit très bien que ce que craint l'antisémite, c'est le juif dejudaïsé, que l'antisémitisme est une réaction à l'assimilation, que là où le Juif est resté juif, nous n'avons rien à redouter d'Israël. A contrario, Bloy, antisémite singulier, est horrifié par le juif juif.
On le verra dans les lignes qui suivent, Lazare préfère cette fascination-répulsion au juif authentique de Bloy, à celle modérée et qu’il estime dénégatrice de Leroy-Beaulieu.
De plus, Leroy-Beaulieu perçoit encore un phénomène contre-intuitif : c'est le monde moderne qui est un danger pour Israël, qui dissout Israël, et non l'inverse. Mais voilà, dans un cas Israël est un objet, dans l'autre un sujet, peut-être hideux, détesté, avili, mais un sujet, et c’est ce que Lazare va reprocher à Leroy-Beaulieu et ce par quoi il sera touché chez Bloy.
Leroy-Beaulieu et Brunetière, deux anti-antisémites, rapporte Antoine Compagnon dans Les antimodernes, contredisent Drumont en le confortant, pressent-il, puisqu’ils nient la causalité entre judaïsme et modernité mais n’y voient qu’une corrélation (en citant là James Darmesteter et son Coup d’oeil sur l’histoire du peuple juif). Bloy n’a que faire de cette question de la modernité. Mais pour Lazare, qui pense là en anarchiste, et singulièrement en anarchiste juif, c’est une manière de minimiser le rôle révolutionnaire des Juifs.
Leroy-Beaulieu est, à mon sens, implacable sur le lien entre judaïsme et modernité, parce qu’il n’en fait pas une consubstantialité : les Juifs sont effectivement modernes parce qu’ils en ont besoin, mais la modernité, la nation civique, la sécularisation n’ont pas besoin des Juifs. Ce n’est pas réduire les Juifs, botter en touche par bien-pensance que de dire cela, c’est au contraire être lucide.
Leroy-Beaulieu est encore plus fin, à mon sens, que Lazare, puisqu’il perçoit encore que le rôle des prophètes d’Israël dans l’avènement des démocraties anglaise, américaine et française est certain, mais n’a que peu à voir avec les Juifs, il doit tout à la Bible, et Lazare croit à tort, peut-être parce que cela est gratifiant pour le juif qu’il est, que ce qui provient de la Bible est à mettre au crédit des Juifs, et des Juifs ici et maintenant. « Parce que, versée au patrimoine commun de l’humanité, l’idée ne vous appartient plus » reconnaîtra Lévinas avec lucidité dans Être juif.
Bernard Lazare, à rebours de ses contemporains (Antoine Compagnon cite ainsi le grand rabbin Zadoc Kahn rétif à l’antijudaïsme délirant de Bloy), brocarde ce qu’il estime être une tolérance bon teint d’un Brunetière ou d’un Leroy-Beaulieu, et leur préfère le philosémitisme paradoxal de Bloy.
Pourquoi cela ? D’abord, pour la liberté de ton de Bloy, son « intempestive franchise », sa façon de trancher avec le parti antisémite, dont la querelle avec les Juifs « se résume, en somme, dans la simple convoitise d’une assiette au beurre que semblent détenir de hauts barons asiatiques », c’est-à-dire les Juifs. Mais c’est surtout pour la prépondérance que Bloy accorde aux Juifs, qu’elle soit nuisible ou salutaire peu importe. Bloy « consid[ère] le Juif sous son aspect d’éternité », leur voue une « glorification inouïe », et à rebours des anti-antisémites, ne les considère pas « inaptes à toute grande destinée ». Lazare n’a que faire de protecteurs libéraux et paternalistes, voici un imprécateur qui le tient en plus haute estime, qui avoue que « c’est eux[, les Juifs,] qui sauveront ».
D’une certaine façon, Lazare lit Bloy comme des Juifs allemands amusés pouvaient lire Der Stürmer, pour exalter une toute-puissance que l’autre fantasme. Il est gratifiant de lire d'autrui combien son destin est entre nos mains.
Et puis, Lazare, juif athée, sioniste militant, chérissait dans toute la Bible les Prophètes, et retrouvait sous la plume de Bloy les « imprécations effroyables » d’Isaïe ou de Jérémie, leurs « terribles verges », leurs « bouches vomissant », avec la certitude que l’ulcère que provoquait Bloy chez les israélites de la IIIème République était au fond le même que celui suscité par les Prophètes d’Israël dans la Judée biblique.
Alors, avec un certain sens de la provocation, et reconnaissant sa parenté anarchiste avec Bloy, il loue en lui un « philosémite ». Drôle de philosémitisme toutefois que celui d'un prophète catholique qui ne prophétise que contre les Juifs et regrette qu'ils n'aient pas abdiqué en masse par la conversion (c’est-à-dire, que les Juifs existassent). Lazare aborde peu dans ses quelques pages de critique cette question de la conversion, mais un autre publiciste juif, Georges Cattaui, y trouvera une vérité essentielle, jusqu’à se convertir au catholicisme.
Georges Cattaui, convaincu jusqu’à la conversion
Georges Cattaui, une génération plus jeune que Lazare, était un juif parisien issu de la haute bourgeoisie juive égyptienne. Antoine Compagnon dresse son portrait dans Proust du côté juif, quand il est alors, au milieu des années 20, un publiciste sioniste, dans les colonnes de la Revue juive dirigée par Albert Cohen, et rend de vibrants hommages à la judéité de Marcel Proust. Ce cousin de Jean de Menasce, lui aussi converti au catholicisme à l’aube des années 30, fondait son sionisme par un désir mystique de rédemption du peuple d’Israël. Sa conversion au christianisme procédait du même désir, comme au cran supérieur : le sionisme annonçait les temps messianiques par le rassemblement des exilés, la rédemption de l’humanité entière se fera alors si l’on reconnaît que le messie est là, en la personne de Jésus, ajoute-t-il.
Près de soixante ans après la publication du Salut par les Juifs, Georges Cattaui qui a abandonné sa carrière de diplomate pour se consacrer à l’écriture et aux biographies, livre un Léon Bloy aux Editions Universitaires.
Dans ce petit ouvrage, Cattaui semble admirer Bloy pour des raisons différentes de celle de Lazare, et ce n’est singulièrement pas comme juif flatté par le rôle que lui accorde Bloy que Cattaui l’admire. Cattaui n’est en effet plus juif, il est converti depuis une trentaine d’années, et il n’est pas comme Lazare anarchiste.
La lecture attentive du Nouveau Testament a dessillé les yeux de Léon Bloy, un chrétien loyal, écrit-il, qui a alors abandonné son antijudaïsme traditionnel, ou plutôt l’a ré-investi en un philosémitisme paradoxal. Désormais, ajoute-t-il, le mystère d'Israël ne sera plus abordé par Bloy qu'avec respect.
Comme Lazare, Cattaui semble toutefois flatté que « le mystère [soit] entre les mains d'Israël » (p. 94) mais il ne se contente pas de ce premier sentiment et adhère à la conclusion du Salut par les Juifs, puisqu’il se convertit lui-même, et surenchérit: « son aveuglement [d’Israël] ajourne seul l'heure de la catastrophe attendue. »
Cattaui consent cependant que le livre offense la sensibilité des Juifs, comme il a offensé la sienne à 16 ans (p. 85), et comme pour donner des gages, en appelle au secours de Kafka pour rédimer l’honneur de Bloy (« Un chrétien y défend les Juifs comme on défend des parents pauvres » écrit Kafka rapporté par Cattaui). Mais ce n’est pas là la raison principale pour laquelle il admire Bloy.
Il s’agit plutôt d’une fascination pour un loser magnifique, pour un prophète inaudible, au désir toujours frustré de justice, pour tout dire pour une sorte de saint oublié. Il rappelle ainsi que Léon Bloy était un anarchiste de droite, un fervent serviteur de dieu, un Désespéré, selon le titre de son grand roman, ayant à cœur de chercher toujours et partout la petite espérance. (Notons toutefois qu’un autre obsessionnel de l’espérance, Charles Péguy, auteur du Porche du mystère de la deuxième vertu, et également l’objet d’une biographie par Cattaui, écrivait sur l’espérance fort différemment, sans l’amertume misanthrope et fielleuse d’un Bloy toujours déçu par ses contemporains.)
Je comprends tout à fait cette fascination que Bloy a pu exercer sur Cattaui. Comme de nombreux lecteurs de ma génération, je ne parviens à lire d’auteurs réactionnaires que lorsqu’ils sont démonétisés, presque oubliés, quand ils n’ont pas connu le succès politique de leur conservatisme ou la gloire des anthologies littéraires posthumes ou scolaires (c’est pour cette raison que je me refuse à lire Céline, mais que je suis moins scrupuleux avec Barrès) ; une sorte de snobisme avec cordon sanitaire. Antoine Compagnon, dans Les antimodernes, sans doute pour des raisons similaires, parvient à célébrer Joseph de Maistre mais pas Louis de Bonald. Il faut dire qu’il faut essuyer des échecs pour manier une plume ironique, et qu’une plume triomphale peut très vite être datée.
Pour autant, cette posture de vitupérateur sans cesse voué à l’échec que peut endosser Bloy me laisse froid, je ne sais pourquoi. Il y a sans doute une incompréhension sur le rôle des prophètes et la portée de leurs échecs dans l’ordre temporel. Au XXIIème congrès des intellectuels juifs de langue française, Bernard-Henri Lévy proposa une lecture singulière de la Bible, dans laquelle les Prophètes étaient célébrés justement parce qu’ils perdaient toujours quand ils vitupéraient contre les Rois. Il provoqua alors l’ire des intellectuels rassemblés là, conscients que le rôle des prophètes n’était pas de ne pas être écoutés, que le scandale qu’ils provoquaient et l’inaction ou l’injustice des rois et du peuple qu’ils ne parvenaient à amender n’était pas une prescription divine (n’écoutez pas les Prophètes) mais une mise en garde devant les difficultés que nous avons à les écouter. (Et par conséquent, il monopolisa l’attention lors de la séance de questions de l’auditoire et peut-être était-ce au fond l’objectif.)
A mon sens, Georges Cattaui commet la même faute quand il célèbre les idées de Bloy précisément parce qu’elles ont été inaudibles, parce qu’il a vécu comme un Job. Il est certes plus conséquent que Lazare, puisqu’il ne se contente pas de la flatterie qui fait des Juifs des agents du salut de l’humanité, et cherche à provoquer ce salut en suivant le conseil de Bloy, en se convertissant. Mais ce qu’il semble retenir de Bloy est mû par la délectation presque snob de lire un paria, de méduser par la rareté, la « mécontemporanéité » de ce que l’on lit, selon le néologisme de Finkielkraut, et surtout de ce que les autres ne lisent pas.
Comment doit-on alors lire le Salut par les Juifs ? Faut-il même le lire ? L’ouvrage est assurément déroutant, et l’on ne saurait donner de conseils qui ne soient mûs ni par une satisfaction malsaine d’être au centre de l’attention de l’auteur, ni par un snobisme de fin lettré ou pis, par un supersessionisme.
Bibliographie
Léon Bloy, Le salut par les Juifs, Joseph Victorion et Cie, 1906.
Les références sont données non pas aux pages, mais aux chapitres (courts, de quatre à six pages bien aérées), plus facilement accessibles en ligne, ce livre étant épuisé et trouvable en occasion dans des éditions aux paginations diverses.
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Salut_par_les_Juifs
Georges Cattaui, Léon Bloy, Editions Universitaires, 1964
Bernard Lazare, « Un philosémite » in La question juive, préface de Philippe Oriol, Allia, 2012
Antoine Compagnon, Les antimodernes, Gallimard, 2005
Anatole Leroy-Beaulieu, Israël chez les Nations, Calmann-Lévy, 1893, réédité par Roger Errera en 1983 dans la collection Diaspora, toujours chez Calmann-Lévy, et disponible en impression à la demande