L'expression "Juif de négation "
Quelques réflexions en vrac sur la notion de Juif de négation utilisée à l'encontre de Zemmour dans un article du Droit de vivre (revue de la Licra).
https://www.leddv.fr/analyse/eric-zemmour-glaive-et-bouclier-de-lextreme-droite-20211007
L'expression vient de chez Jean-Claude Milner, qui distingue trois types de Juifs : d'affirmation, d'interrogation, de négation. Schématiquement, le Juif d'affirmation recherche la persistance du nom juif, le Juif d'interrogation s'interroge, tiraillé entre particulier et universel, le Juif de négation veut substituer l'universel au particularisme juif, veut s'abstraire de la judéité, "l'absorption de leur nom propre dans un Idéal" (§66 des Penchants criminels). Je ne sais pas si j'ai bien compris la plume de Milner, il faut vraiment s'accrocher pour en tirer quelque chose, mais je ne comprends cette triple distinction comme prescriptive (affirmation = bien, négation = pas bien), il décrit trois modalités de la judéité, toutes bancales, la première est non-intellectuelle, la seconde intransmissible et la dernière conduit in fine à l'effacement du nom juif, mais cette dernière ne se confond pas avec la haine de soi, théorisée par Lessing sur le cas Weininger. L'assimilation simple, sans haine, juste par désintérêt pour le nom juif, par adhésion à un humanisme universaliste qui efface toutes les distinctions, pas spécifiquement celle juive n'est pas fautive. A ce titre, Raymond Aron est un Juif de négation, il est un Juif qui constate sur son propre cas qu'il est irrémédiablement déjudaïsé et que seul subsiste de son judaïsme une judéité sartrienne. D'ailleurs, il ne s'appesantit pas dessus, ne prescrit pas aux autres Juifs de se déjudaïser ni ne se juge, à part soi, honteux d'être déjudaïsé. Sur le cas de Aron, personne n'utiliserait le vocable Juif de négation comme synonyme poli de self-hating jew.
C'est pour ça que je suis un peu perplexe sur l'usage entendu de ce mot Juif de négation dans l'article sur Zemmour.
Je suis encore assez perplexe, parce que Milner, dans Les penchants criminels de l'Europe démocratique associe systématiquement humanisme universaliste et effacement du nom juif, avec un quasi signe égal entre les Lumières et la Solution finale, tout ça dans la langue lacanienne du tout, du pas-tout, et d'autres concepts que je suis incapable de comprendre. Dans son système, le nom juif, la distinction juive, "dans l’optique de la société illimitée, incarne au contraire la limite insupportable, le « pas-tout » problématique qui vient introduire la discordance dans le concert de l’universel." cf. cette très bonne critique de Philippe Zard du livre de Milner
https://sifriatenou.com/2019/08/07/leurope-et-les-juifs-les-genealogies-specieuses-de-jean-claude-milner/
Je suis un peu perplexe, donc, de voir les chevaliers blancs de l'universalisme applaudir cette tribune, quand le climax de cette tribune, "Juif de négation", provient d'un procès de l'universalisme comme prémisse de la Solution finale.
Quant à Zemmour, il me semblerait plus pertinent et plus honnête d'utiliser le mot de haine de soi. C'est une accusation à toujours prendre avec des pincettes, parce qu'elle est psychologisante, parce qu'elle est édifiante -- on ne peut pas y répondre et qu'elle est parfois utilisée à mauvais escient, pour disqualifier de mauvais Juifs. (Trigano a par exemple un numéro de sa revue Controverses consacré à faire le procès de quelques "alterjuifs")
(Dit autrement, la haine de soi, c'est toujours mieux quand on se l'auto-diagnostique pour s'en affranchir ensuite, quand on la diagnostique chez l'autre, c'est toujours un peu risqué.)
Pour autant, malgré cette mise en garde, difficile de ne pas y penser quand on voit Zemmour. Avec une forme très particulière de haine de soi. Usuellement, le self hating jew donne raison aux diatribes antisémites. Là, Zemmour fait mentir les antisémites. Pétain et Laval ne sont pas antisémites, ils ont sauvé les Français juifs, Maurras n'est pas antisémite, il y avait de sérieux doutes sur Dreyfus, etc.
Et je n'arrive pas non plus à trouver pertinent le vocable Juif de négation pour Zemmour -- même si la haine de soi est une forme pathologique de négation, une indifférence qui devient une négation. Zemmour se donne en exemple édifiant d'assimilé français, et il faut qu'il s'affirme comme juif s'étant assimilé pour affirmer son identité de français. Plein l'ont dit cent fois mieux que moi, @noemie_issan dans un thread il y a une semaine ou deux, Laurent Joly sur BFM TV, Zemmour absout les antisémites français de leur antisémitisme parce qu'il croit assurer là son appartenance à l'identité française. Il fait ça aussi pour assumer un discours décomplexé contre les musulmans et contre les arabes, et il le fait autorisé par son statut de juif (que l'extrême-droite croit inattaquable) que par une sorte d'expérience de bizuth -- je me suis écrasé, je me suis effacé, j'ai absous les pires antisémites, allez, maintenant c'est votre tour.
Conclusion : je sais pas si l'expression Juif de négation est vraiment pertinente pour Zemmour. Mais la liste de ses falsifications fautives étable par @GastonCremieux est déjà suffisamment accablante, et j'ai peur qu'avec ce vocables on se focalise un peu trop sur son rapport pathologique à sa judéité et pas sur la dangerosité de ses discours.
Addendum du 4 novembre 2021
J'ai beau lire douze mille tribunes sur Zemmour et les Juifs, il y a un truc que je ne saisis pas.
Chez les Juifs, il parle à la frange la plus conservatrice, qui ne se distingue pas tant par son conservatisme que par sa décomplexion, qui tire toute sa philosophie de la phrase de Golda Meir « je préfère vos condamnations à vos condoléances », qui n'a, heureusement, plus honte d'être juif et qui affirme bruyamment qu'eux seuls n'ont plus honte d'être juif, qu'eux seuls, contrairement aux gauchistes ou aux “Juifs de cour”, ne dissimulent pas leur judéité, sont franchement unapologetic. Dans les années 80, des penseurs juifs conservateurs ont démontré à juste titre que l'israélitisme ou le franco-judaïsme étaient des apories, les sympathisants de Zemmour sont plus ou moins leurs héritiers.
Et Zemmour leur dit, avec sa petite morgue, qu'ils sont israélites, qu'ils sont français d'abord, qu'ils sont du pays où ils seront enterrés (au fond, une généralisation de la maxime est juif celui dont les enfants sont juifs), qu'ils doivent cesser d'affirmer leur sionisme, qu'ils doivent renoncer à la double nationalité, ranger la kippa, et ça prend tout de même chez eux. Avant, ils reprochaient à ce qu'il restait d'israélites : comment pouvez-vous faire confiance à la France après Vichy, et là, ils accordent leur confiance à Vichy même. Il y a un truc qui m'échappe.
Spire écrit dans Quelques juifs, je ne sais plus si c'est dans son portrait de Weininger ou de Darmesteter, qu'il allait aux meetings de Barrès pour embêter ses parents, leur montrer qu'il était plus intégré qu'eux. Chez Zemmour et ses et ses sympathisants juifs, il s'agit au contraire de surpasser les parents en fierté d'être juif paradoxalement en s'effaçant sous la réhabilitation de Vichy