Sur l'antisémitisme à gauche et comment nous y réagissons
L’époque abonde de papiers traitant de la question de l'antisémitisme à gauche, et en particulier au sein de la France insoumise, diagnostiquant un large spectre de fautes, allant au mieux d’une simple insensibilité au sort des Juifs, au pire à un antisémitisme tantôt larvé, tantôt pavoisé, profondément ancré ou tactique, en passant par une complaisance généralisée avec l’antisémitisme. Nous y reviendrons. Pourtant, depuis que ce diagnostic a été fait — il faut dire qu’il a longtemps été tu —, il semble martelé, et parler de ce martèlement revient à marcher sur des œufs, à céder en vigilance, à faire preuve de mollesse ou de scrupules dans une lutte contre l’antisémitisme qui n’en tolère plus. Pour tout dire, à se faire l’idiot utile de ceux qui se fichent de l’antisémitisme au détriment de ceux qui luttent contre l’antisémitisme et au bénéfice ridicule d’une posture de contrepied.
Pour autant, la façon dont le sujet de l’antisémitisme à gauche est abordé par les adversaires politiques de la France insoumise, la gauche dite laïque, les institutions juives, le centre, la droite me semble inefficace. Inefficace parce que nos formules peuvent être incantatoires et davantage servir de virtue signaling, de « vigilance signaling » pour être plus précis, que d’alerte à destination de ceux qui adhèrent aux idées de la France insoumise, encore moins d’invitation faite à ceux qui fautent de se racheter. En effet, ne rien laisser passer sur l’antisémitisme est devenu une forme d’obligation publique. Et parce que bien souvent nous instrumentalisons effectivement cette cause, parce que nous crions au loup pour de mauvaises raisons et de ce fait, nous confortons la France insoumise dans sa posture victimaire — posture confortable puisqu’elle lui permet de ne conduire aucune introspection.
Que veut-on en effet, faire en sorte que tout le monde sache enfin qu’il y a un problème d’antisémitisme à gauche, bien sûr, mais pour quoi faire ? Pour que la gauche règle ce problème, c’est-à-dire qu’elle le règle chez elle, et surtout qu’elle sache combattre l’antisémitisme si d’aventure elle revenait au pouvoir. Ou bien veut-on la disqualifier définitivement ? mais ce serait à mon sens délétère, j’y reviens un peu plus loin.
Je ne sais comment l’on pourrait résoudre ce problème sans procès permanent intenté à la France insoumise, sans stratégie du gril. Je constate cependant que cette stratégie échoue dans ses buts, d’une part, et d’autre part qu’il faut tout de même résoudre ce problème : la situation politique est paralysée entre trois blocs, on le répète à l’envi, et le bloc centriste profite d’une absence d’alternatives raisonnables. (Qu’il en profite ne veut pas dire qu’il la suscite.) La tentative de Mélenchon de re-polariser l’espace politique et de redonner l’espoir d’une saine alternance aurait pu être bienvenue si elle était portée par autre que lui. Or, son bloc est aujourd’hui disqualifié sur de nombreux sujets, l’antisémitisme étant une tâche indélébile, son confusionnisme en politique internationale une autre. Et à chaque fois que par notre stratégie d’indignation nous durcissons la France insoumise dans son incapacité à aligner deux mots clairs sur l’antisémitisme, nous empêchons l’alternative de se reconstruire sainement.
Je dis plus haut que je marche sur des œufs : pas tout à fait, les deux questions plus haut sont déjà largement abordées dans le débat public, mais toujours de façon monocéphale : soit par un énième passage au gril du côté des vigilants, soit par une tentative de se dédouaner de l’autre, quand ce n’est pas une inversion accusatoire. L’équilibre à trouver ici n’est nullement dans la synthèse (ou alors dans une synthèse perdant-perdant : tout le monde a raison quand il pointe les fautes de l’autre), mais dans une nouvelle manière de parler d’antisémitisme à la gauche, pour qu’elle en prenne véritablement conscience, qu’elle s’amende, et qu’elle puisse de nouveau porter une alternative politique crédible — si cela nous importe.
Il nous faudra alors revenir sur la liste des fautes de la France insoumise en matière d’antisémitisme, la spécificité de leur antisémitisme — il y a peut-être des erreurs, l’insensibilité en est une, mais leur accumulation commande d’utiliser le qualificatif de faute —, puisqu’elles précèdent nos réactions, la façon dont nous y réagissons, en faisant un petit détour sur ce qui explique nos réactions, ce que je nomme plus bas la nouvelle normalité juive, enfin, réfléchir à quoi faire.
Que leur reproche-t-on ?
Premièrement, de quoi la France insoumise est-elle fautive ?
Les listes abondent, les saillies de leurs dirigeants, et de Mélenchon en premier lieu, se répètent et se confirment. Mélenchon, dans un universalisme paulinien mal digéré, a ainsi pu absoudre Zemmour de sa haine de soi au motif que le racisme de Zemmour était consubstantiellement juif, récidivant sa saillie de 2014 contre les « peuples supérieurs », utilisée alors pour défendre les violences antisémites qui avaient émaillé les manifestations contre la guerre à Gaza. Mélenchon, en effet, ne comprend pas l’entêtement qu’ont les Juifs à rester juifs, cela le scandalise, par impensé chrétien. Par héritage socialiste originel également, qui associe les Juifs à l’exploitation des prolétaires — on pense au Marx de la Question juive, remarquablement analysé par Robert Misrahi dans Marx et la question juive, à Fourier, Toussenel, au Royaume-Uni, à Hobson, dont Corbyn a récemment réédité et préfacé les écrits. Quand Mélenchon brocarde le particularisme et le conservatisme juif dans ses mots confus à la rescousse de Zemmour, il le fait également au nom de son propre athéisme, voyant le judaïsme, pratiqué ou non, comme une unique aliénation réactionnaire. Par impensé républicain, enfin, quant aux minorités et la minorité juive irréductible. Pour cette deuxième filiation, Jean-Yves Pranchère indique, dans une interview à Akadem, y voir l’influence de Renan et de Michelet. (A titre personnel, je ne comprends pas les griefs de Jean-Yves Pranchère contre la lecture de Renan, fondamentalement antisémite selon lui du fait de son discours De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, quand Soma Morgenstern rapporte, dans Fuite et fin de Joseph Roth, que c’est son Histoire du peuple d’Israël qui a ravivé sa fierté d’être juif, quand James Darmesteter la cite en exemple dans Les prophètes d’Israël, enfin quand son Qu’est-ce-qu’une nation ? définit les contours d’une nation civique, seule capable d’émanciper les Juifs en diaspora.)
Il convient de noter en outre que cette incapacité à comprendre le particularisme juif, le nom qu’il faut bien donner à l’entêtement juif à rester juif, va de pair avec une mue progressive de la France insoumise quant au racisme systémique et à la reconnaissance des différences. Mais il faut dire qu’ils défendent là les opprimés, et peut-être avec une certaine arrière-pensée, ces opprimés finiront par se dissoudre à terme, et que les Juifs ne sont plus des opprimés. C’est même un motif assez net dans l’antisémitisme de gauche : on y a conscience de la normalisation des Juifs et on la leur reproche doublement : à vous être intégrés, non seulement vous avez trahis ce qui faisait votre charme, votre anormalité, votre oppression, ce qui vous ancrait naturellement à gauche, mais on n’arrive plus à vous défendre.
Alors, on cède à la rhétorique antisémite, on mobilise de facto des affects antisémites en reprochant à Moscovici de parler la langue de la « finance internationale » et non le « français », ou bien en opposant subtilement le musulman au financier.
En permanence piégé dans une logique du cui bono, Mélenchon, encore, sur son blog, à la télévision, en meeting, ne semble être affecté que par l’instrumentalisation de l’antisémitisme et jamais par l’antisémitisme lui-même. Je ne sais s’il a inventé ce discours ou l’a emprunté aux Indigènes de la République, principaux dépositaires de la dénonciation de l’instrumentalisation de l’antisémitisme depuis leur contre-manifestation pour l’antisémitisme contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme en février 2019, à laquelle n’avait alors pas pris part la France insoumise.
Cette logique, Mélenchon la poursuit jusqu’au complotisme le plus abject, voyant un téléguidage politico-médiatique dans les attentats de Toulouse — à qui a profité l’assassinat d’enfants juifs ? Au-delà de l’insensibilité profonde dont il fait preuve-là, qui lui permet de gloser sur Ozar Hatorah comme il parlerait d’un fait divers, il insinue nettement que les attentats et meurtres antisémites ont profité au pouvoir et aux Juifs. Par un même complotisme antisémite, Mélenchon, encore et encore, voit la main du CRIF, du Board of Deputies, du rabbin Sacks et bien entendu du Likoud partout, le salut de la gauche est suspendu au bon vouloir de ces Juifs sûrs d’eux et dominateurs, et un véritable insoumis ne saurait faire de génuflexions à quiconque le commande. (Son complotisme n’est pas toujours directement antisémite, il détecte dans ses mauvais sondages des ordres donnés à l’Ifop ou à Ipsos, par qui ?) « Les accusations d’antisémitisme sont des manipulations orchestrées pour entraver la progression d’une gauche qui se rapproche du pouvoir ou pour interdire la critique d’Israël », voilà le sous-texte de cette rhétorique, fort bien analysé par Milo Lévy-Bruhl.
Depuis lors, l’essentiel des paroles insoumises sur l’antisémitisme ne l’abordent que sous cet angle. Tel député réfutera comme inopportune toute discussion sur l’antisémitisme au motif qu’elle n’aurait pour seule conséquence de faire office de « rayons paralysants » contre la gauche, contre tout projet social émancipateur. L’expression est bien entendu empruntée à Mélenchon lui-même. Dans une logique bien rodée par Pascal Boniface, de nombreuses figures médiatiques proches de la France insoumise, du « Média » en particulier, pavoisent fièrement les accusations d’antisémitisme, « Le Monde diplomatique » qualifiant même l’antisémitisme d’arme fatale. Les plus pusillanimes, en revanche, se contentent de s’indigner haut et fort dès qu’une telle accusation est portée contre eux — non de se défendre, simplement s’indigner, jouer l’insulté voire retourner l’accusation, suggérant ainsi que celui qui décèle le mot juif dans une allusion antisémite entendue est le véritable antisémite.
Plus récemment, deux candidates aux législatives, depuis députées, ont invité dans leur campagne l’ex-leader du Labour, tombé et pour ses propres propos et actes antisémites et pour l’omerta qu’il avait instaurée sur l’antisémitisme dans son parti. En juillet, une députée France insoumise, pas rancunière des gravissimes instrumentalisations de l’antisémitisme que son parti dénonce à longueur de journée, instrumentalisa elle-même, et fort confusément, les commémorations du Vel d’Hiv dans sa critique de Macron. Cette fois, le qualificatif antisémite ne me semble pas le plus pertinent : il s’agissait bien d’une instrumentalisation chimiquement pure.
Enfin, de l’insensibilité, qu’il peut être difficile de démontrer rétrospectivement : les attaques antisémites, les raids numériques antisémites sont rarement l’objet d’indignations de la part du personnel de la France insoumise, le phénomène semble dénué d’intérêt quand il n’est pas minimisé. Un fait éloquent, qui ne concerne pas la France insoumise mais plus généralement la gauche : les éditions de La Découverte ont publié en 2020 un ouvrage collectif intitulé Racismes de France, dont aucun chapitre n’était consacré à l’antisémitisme. Un chapitre portait bien le titre « Antisionisme = antisémitisme ? » (la réponse était non), signé par une figure du « Monde diplomatique », mais il cherchait précisément à déceler les amalgames dans la réthorique de la lutte contre l’antisémitisme, et n’abordait pas l’antisémitisme lui-même, comme si ce phénomène était résiduel et n’avait aucune importance dans les discours et violences racistes en France aujourd’hui.
Enfin, un des derniers motifs de l’antisémitisme dit de gauche, pas encore abordés jusqu’ici dans cette note, est l’anti-impérialisme, un anti-impérialisme myope, qui ne connait qu’un ennemi, les Etats-Unis d’Amérique, et leur vassal Israël. Parfois, la relation s’inverse, dans les dessins de presse de Latuff par exemple, et Israël devient le donneur d’ordre des Etats-Unis. Sur les réseaux sociaux, ses dessins se diffusent essentiellement chez des adhérents de la France insoumise. Par cet anti-impérialisme boiteux — qui se range derrière le régime russe ou syrien dès que l’OTAN peut être accusé —, un antisionisme viscéral est justifié, dans lequel Israël ne peut être racheté et doit faire place à un Etat palestinien de la mer au Jourdain — on l’a lu chez un candidat aux législatives de la France insoumise. Les vertus d’un Etat bi-national sont rarement abordées, peut-être parce qu’hormis chez quelques militants communistes pro-palestiniens, le sort des Palestiniens ne les intéresse guère, et qu’il importe avant tout d’accuser Israël et d’accumuler des charges contre l’Etat des Juifs. Cet antisionisme viscéral s’est en particulier manifesté dans le projet de résolution sur la situation d’apartheid en Israël cet été, projet vertement critiqué par un vieux compagnon de route du militantisme pro-palestinien. (On renvoie par ailleurs à cette excellente tribune de Denis Charbit sur la qualification d’apartheid, datant du premier rapport d’Amnesty International utilisant ce mot). De cette manière, on peut alors être antisioniste sans dire un mot des Juifs, être antisioniste en prétendant combattre l’antisémitisme.
Dans une version décoloniale de cette rhétorique, non seulement Israël est un allié de l’oppresseur américain, mais les Juifs sont les alliés de l’oppresseur blanc. Une députée France insoumise a été proche de la leader des Indigènes de la République, d’autres figures médiatiques proches du mouvement l’ont publiquement soutenue quand elle affirmait dans une tribune — retirée par son hébergeur Médiapart — qu’on ne pouvait être israélien innocemment.
Toutes ces saillies ont un point commun : ceux qui les profèrent sont convaincus d’être antiracistes et de combattre fermement l’antisémitisme, ils sont convaincus d’être entièrement prémunis de tout préjugé antisémite de par leur engagement à gauche. Ils sont outrés dès qu’une accusation, polie et sincère ou mesquine, émanant de juifs ou de non-juifs, d’amis politiques ou d’adversaires, est émise. Nous avons vu plus haut comment ils y répondent : par l’indignation outrée, par un retournement accusatoire, une focalisation malsaine sur l’instrumentalisation de l’antisémitisme, par une disqualification de tout discours sur l’antisémitisme.
Ils font ainsi preuve d’une profonde incapacité à saisir qu'un seul et même responsable peut prétendre vouloir combattre l'antisémitisme et le répandre sans véritablement le vouloir. Parfois, aussi, ils réagissent d’une manière un peu plus surprenante : par une lutte vétilleuse contre un antisémitisme endormi. Ils décèlent ainsi des insinuations antisémites chez le plus impeccable des anti-antisémites, comme pour se donner des gages, ou luttent contre des ennemis depuis longtemps terrassés, sont outrés par une allusion à Barrès et une citation confuse de Napoléon sur le Consistoire israélite par le ministre de l’Intérieur leur apparaît comme la manifestation la plus flagrante d’antisémitisme en France. Ils ne s’intéressent ainsi qu’aux antisémites d’hier, de la même manière qu’ils n’aiment que les Juifs d’hier, ainsi que le suggère Danny Trom dans sa critique de La fin de la modernité juive.
Précisons enfin le périmètre de ce que nous nommons ici faute. La France insoumise est incapable de parler d’antisémitisme et son chef utilise une rhétorique plus que complaisante avec l’antisémitisme, mais ce n’est pas le cas de toute la gauche. Europe Ecologie Les Verts a organisé dans ses universités d’été une table ronde sur l’antisémitisme à gauche, et s’est engagé à mettre en place des formations sur cette question à destination de ses députés. Le parti socialiste a toujours été en pointe dans la lutte contre l’antisémitisme, dans la période récente au moins depuis la présidence Hollande. Les dirigeants du parti sont sensibles à cette cause et font preuve d’une certaine intransigeance. A vrai dire, depuis l’affaire Dreyfus, la gauche de gouvernement française a été, dans l’ensemble, préservée du virus de l’antisémitisme. Or, la gauche française n’est plus dirigée par le parti socialiste et la gauche plurielle, la France insoumise compte la moitié des députés de gauche de cette législature et la personne de Mélenchon a capté l’essentiel de l’électorat de gauche à la présidentielle. La rhétorique de Mélenchon, si elle puise dans une tradition socialiste du XIXème siècle, ré-agrémentée de nouveaux motifs antisionistes ou confusionnistes, est d’une certaine façon nouvelle pour la gauche française, et c’est à ce titre que ce symptôme est inquiétant.
Ce préambule pourrait être étendu à l’infini. Renvoyons vers d’autres articles traitant parfaitement cette question : un billet sur le nom même de la France insoumise de Danny Trom, une recension du rapport de l’EHRC sur l’antisémitisme au sein du Labour de Corbyn, puisque c’est le modèle de la France insoumise, les réflexions sur l’antisémitisme et son déni à la France insoumise d’Olia Maruani pour le collectif Golema ou encore à La promesse et l’obstacle du même Danny Trom.
Il importe donc de crever l’abcès de l’antisémitisme à gauche, et c’est chose faite depuis quelques années, je ne crois pas avoir révélé quoique ce soit dans les paragraphes qui précèdent, les faits sont connus, le procès est déjà largement fait. Mais il importait, avant de porter un regard critique sur la nature de nos réactions à la rhétorique antisémite ayant cours à la France insoumise de revenir en longueur sur cette rhétorique, pour ne pas inverser les culpabilités et ne pas se tromper de cible. Il faut que nous amendions nos réactions, mais celles-ci naissent d’un climat délétère instauré par Mélenchon et ses proches, et il faut que amendions nos réactions non pas parce qu’elles sont fautives mais parce qu’elles sont inefficaces pour susciter une amende et une mue de la part d’une gauche négligente avec l’antisémitisme.
Comment nous réagissons aux discours antisémites
Abordons alors nos réactions à ce climat. Nous dénonçons cette rhétorique. Nous le faisons, je le crois, le plus souvent sincèrement, intelligemment, meurtris de constater que ce camp politique, notre camp naturel hier, nous est devenu inhospitalier. Les articles que je lie plus haut en font ainsi partie.
Pour autant, les complaisances avec l’antisémitisme sont devenues à gauche tellement fréquentes, répétées et confirmées que l’analyse de ces discours est elle-même devenue un marronnier, charriant son lot de lieux communs, de mise en scène de soi vigilant, de réquisitoires insincères ou de joie mauvaise de voir la gauche se prendre ainsi les pieds dans ses déboires antisémites.
Et en effet, nos réactions n’ont le plus souvent rien à ajouter d’intéressant. Elles sont passées par divers stades, celui atteint aujourd’hui semble être celui de la réaction autorisée. Il semble maintenant acquis qu’il y a un problème antisémite à gauche, le relever ne revient plus à alerter, mais à répéter un constat relativement consensuel — en dehors de la gauche insoumise. De plus, lorsque nous nous indignons de l’antisémitisme à gauche, nous ne le faisons plus seuls — c’était là notre malheur que d’être isolés comme juifs dans la lutte contre l’antisémitisme — mais épaulés par un large spectre politique, et en particulier par les instances de l’Etat, par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’homophobie, par le ministère de l’Intérieur, dans les grands discours de politique générale comme dans les tweets de ministres ou députés de la majorité : nos réactions sont autorisées, elles sont même encouragées. Mais elles font mine d’être prêchées dans le désert, elles exhibent une véhémence à contre-temps.
Et elles en deviennent parfois idiotes. Tous les tweets de telle ou telle figure de la France insoumise sont ainsi passés au gril de la vigilance anti-antisémite, pour y détecter tel lapsus, tel impensé, tel mot imprécis, telle incapacité à nommer le mal antisémite, et inversement quand l’antisémitisme ou l’islamisme sont nommés, on reproche une conversion tardive, une indignation surjouée. Ainsi, lors des commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, un responsable communautaire juif, souvent modéré, s’est indigné de la présence de députées insoumises au mémorial de la Shoah, inaptes à participer à de telles commémorations. Qu’aurait-il dit si la délégation insoumise n’avait envoyé personne ? Probablement que la France insoumise s’évertuait encore à faire preuve d’indifférence quant au sort des Juifs. C’est là une double contrainte à laquelle ils sont soumis, et par laquelle aucune amende n’est possible : elle serait immédiatement rejetée comme insincère, comme des larmes de crocodile.
A chaque polémique montée en épingle sur les réseaux sociaux, on s’indigne ainsi bruyamment, convaincus par avance de revivre sous nos yeux une nouvelle manifestation d’antisémitisme. Ainsi lorsqu’un député insoumis n’utilise pas le mot « islamiste » pour qualifier un attentat — lors de la commémoration de l’attentat de la rue des Rosiers —, il est immédiatement brocardé pour complaisance avec cet islamisme meurtrier, puisqu’il ne sait pas le nommer, ce qui n’est jamais reproché au chef de l’Etat utilisant les mêmes mots. Nous prétendons ainsi saisir les subtilités de tel ou tel discours, et dans une paranoïa interprétative lire les sous-textes, déceler les lapsus, les gênes, pour immédiatement simplifier et conclure à un antisémitisme irrémédiable.
Une autre de nos réactions a consisté, en particulier lors de la campagne des législatives, à établir une équivalence entre extrême-gauche (et la NUPES se trouvait tout entière amalgamée à cette extrême-gauche) et extrême-droite dans leurs rapports à la République et aux Juifs en particulier. Ces équivalences servaient à justifier une stratégie du « ni-ni » et indiquaient au mieux une absence de discernement au pire un cynisme visant à saper les groupes d’opposition formant la NUPES au profit de l’élection de plus de députés RN. Cette équivalence établie entre RN et NUPES était initialement motivée par une vigilance rétablissant la vérité sur les torts de la France insoumise — ceux que l’on liste plus haut — et longtemps tûs, trop focalisés que nous étions sur le racisme historique et explicite de l’extrême-droite. Ainsi, l’antisémitisme n’était pas le monopole de l’extrême-droite mais se trouvait aussi à gauche, affirmaient-ils. Certes. Mais le rapport à l’antisémitisme des deux partis n’a jamais été de la même nature, et s’il y a des fautes à gauche, elles proviennent principalement d’une insensibilité et d’une accumulation d’erreurs que d’un antisémitisme pensé et théorisé. Du reste, les efforts fracassants du RN et de sa présidente pour se montrer désormais exempts d’antisémitisme ont été faits au détriment des autres racismes. Cette équivalence entre extrême-droite et gauche s’est par ailleurs dotée d’un outil conceptuel fort confus, la tenaille identitaire, dont la seule raison d’être semble être de pouvoir rappeler que l’on lutte contre les errements de la gauche dès que l’on a un mot contre l’extrême-droite.
Parmi nos réactions idiotes, nous sommes comme pétrifiés par les discours sur Israël. Dès qu’Israël est mentionné, le plus souvent dans des discours antisionistes viscéraux, nous réagissons dans deux directions contradictoires. D’une part, nous nous dissocions d’Israël, faisons un hiatus sur l’importation du conflit, la différence entre les Juifs et Israël. Au risque de nourrir une rhétorique sournoise qui n’en voudrait qu’aux juifs sionistes mais pas aux juifs authentiques. D’autre part, nous défendons inconditionnellement Israël, plus que les Israéliens eux-mêmes, et toute critique d’Israël nous semble être une dé-légitimation gravissime. Peut-être est-ce un symptôme de notre situation diasporique, de notre pudeur à critiquer Israël sans en faire partie.
Une autre de nos réactions idiotes est notre ré-appropriation, à demi assumée, de la logique des « concernés ». Nous reprochons à la France insoumise de ne pas nous écouter quand nous mettons en évidence leur antisémitisme, et les sommons de le faire parce que nous sommes les « concernés » et qu’ils sont d’ordinaire enclins à le faire avec d’autres « concernés » (du moins l’affirment-ils). Or, nous avons depuis longtemps déploré que nous ne devions pas être les seuls concernés par l’antisémitisme. Nous pouvons et nous devons nous défaire de la pudeur israélite selon laquelle ce n’est pas comme juifs, ni encore moins par un particularisme juif, que nous nous indignons de l’antisémitisme mais comme républicains — non, c’est bien parce que nous sommes juifs que cela nous scandalise. Mais nous devons tout de même rechercher une certaine universalité du discours sur l’antisémitisme, qu’une logique délétère des concernés entraverait. De même, nous réagissons de manière superficielle aux discours sur la blanchité, discours qui ne savent faire de place aux Juifs. Plutôt que de démontrer leur caractère inopérant quant aux Juifs, nous cherchons à y trouver une case pour nous. Dans certains cas, chez certains Juifs d’extrême-gauche en rupture avec la France insoumise, cela va jusqu’à une solidarité avec tous les racisés — jusqu’ici, tout va bien — qui se traduit par une solidarité idiote et artificielle contre les Roumis. Cette réaction ne prend pas la mesure de notre normalité, qui nous distingue nolens volens des autres racisés (c’est notamment pour cette raison que l’antisémitisme n’est pas réductible au racisme général), antagonise bêtement l’Autre blanc et rejette le cadre universaliste dont nous sommes tributaires.
J’éprouve quelque gêne à exposer nos réactions, en même temps qu’elles me gênent, puisque je brocarde les miens plus que la France insoumise. Je marche déjà sur des œufs en mettant en évidence toutes nos réactions idiotes, je vais poursuivre en esquissant les raisons pour lesquelles nous nous permettons de telles réactions.
Comment nous sommes devenus normaux
Tout cela découle d’une situation sans doute inédite dans l’histoire du judaïsme français. Nous sommes progressivement devenus convenables. Notre identité juive est devenue convenable. Cela, pour plusieurs raisons. La première est que la conception citoyenne de la nationalité est devenue, pour notre plus grand bonheur, hégémonique. Elle existe, certes, depuis plus de deux siècles, c’est elle qui nous a fait citoyens français, qui nous a émancipés, qui a été un puissant pôle d’attraction et de séduction pour tous les Juifs ayant immigré en France, dont nous sommes les descendants, mais elle co-existait avec une conception antagoniste, un nationalisme intégral, qui nous rejetait alors. Il est moribond dans la droite de gouvernement, et s’il a pu se ré-inventer à la faveur de la candidature d’Eric Zemmour, même le Rassemblement national le rejette doctrinalement — ou à tout le moins revendique le rejeter. Un fait éloquent est le discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac en 1995, qui a démontré que la droite pouvait disputer l’hégémonie de la gauche pour représenter les Juifs, et qui en outre a rompu avec le négationnisme mittérandien.
Alors, il n’est plus besoin pour les Juifs d’être représenté par la gauche. En outre, notre intégration économique et sociale semble profondément achevée, et il est désormais possible d’assumer franchement une identité juive, de parler ouvertement de son rapport à la judéité, et surtout de lutter contre l’antisémitisme sans avoir l’impression de faire bande à part, d’être isolé. Un dramaturge juif anglais note ainsi : « once even Jews would utter the word ‘Jew’ in a whisper. Now it is up in lights » dans les colonnes du Guardian en cette fin septembre.
Ce processus de normalisation a été progressif, avec cependant de nombreux effets « cliquet » — peut-être est-ce optimiste de ma part de ne pas entrevoir de retour en arrière possible ? —, dont le dernier en date a eu lieu en 2015 de manière tragique. Jusque-là, nous étions dramatiquement seuls, les meurtres antisémites, depuis celui d’Ilan Halimi, ne suscitaient pas d’émotion nationale unanime, de prise de conscience collective, et dans les manifestations d’hommages, il n’y avait presque que des Juifs. Aucun camp politique ne prenait la mesure de cet isolement. En 2015, la coïncidence des attentats contre Charlie Hebdo et contre l’Hypercasher a provoqué dans l’opinion une association presque inhérente entre la liberté d’expression et le sort des Juifs. Les attentats de Paris du 13 novembre 2015, puis de Nice le 14 juillet 2016 ont là encore conduit à une prise de conscience brutale : la haine islamiste des Juifs allait de pair avec une haine islamiste de la République, de la citoyenneté et de l’Occident. Dès lors s’est scellée une communauté de destin entre les Juifs de France et la République. Depuis cette vague d’attentats, depuis cet attentat meurtrier contre les Juifs le 9 janvier 2015, puis surtout depuis le 13 novembre 2015, toute atteinte aux Juifs est enfin perçue comme le problème de tous, nous ne sommes plus seuls, ce que Manuel Valls, alors premier ministre avait résumé dans son discours sur « la France sans les Juifs » dès le lendemain des attentats de l’Hypercasher, discours analysé par Danny Trom dans son livre éponyme.
Pour tout dire, on peut oser ce que des générations de Juifs français n’ont pas osé — ou alors exceptionnellement, lors de la petite phrase de De Gaulle sur ce peuple sûr de lui et dominateur, ce que Finkielkraut qualifie de petit miracle dans Le Juif imaginaire — c’est-à-dire lutter pour les siens sans scrupule permanent, sans retenue surérogatoire. Les accusations que nous proférons à l’égard de la France insoumise ne sont pas inventées pour les faire taire, c’est en fait l’inverse : on ne se tait plus, on fait part du moindre soupçon que nous éprouvons. Nos indignations sont entières, elles ne sont plus contrites au dehors, véhémentes in petto. Mais nous sommes devenus ivres de cet entitlement et nous voulons par trop montrer que nous sommes dégagés de nos complexes d’infériorité.
De même, dans notre rapport à Israël. On dissociait jusqu’à récemment politique intérieure et Israël, et l’on votait pour tel ou tel parti malgré leurs politiques à l’égard d’Israël, en se disant sans doute qu’il n’y avait rien à attendre de nos politiques. On préférait évidemment, à tout prendre, une indifférence à Israël, une absence d’antisionisme à une position pro-palestinienne matinée d’antisionisme. Aujourd’hui, on réclame une condamnation explicite de l’antisionisme.
De plus, le divorce entre les Juifs et la gauche, entamé au début des années 2000, semble désormais achevé. Du fait de notre normalisation, ce que je suggère au début de ce paragraphe, de l’incapacité de la gauche de prendre la mesure de l’antisémitisme et de la solitude des Juifs dans cette lutte — ce qui diffère des fautes plus manifestes encore de la France insoumise listées dans le préambule de cet article —, du fait également de l’engagement pro-palestinien de la gauche et de l’antisionisme qu’il charrie. Ce divorce explique une bonne partie de nos réactions à l’antisémitisme de gauche : elles sont naturellement amères et même rancunières, parce que ce camp nous a longtemps représenté et qu’il ne nous représente plus. Et parce que nous ne sentons plus concernés par l’avenir de la gauche, et à la faveur de l’émergence d’un centrisme miraculeux, nous ne cherchons pas à « réparer » la gauche, à lui réclamer de s’amender pour qu’elle puisse de nouveau nous représenter, mais seulement à lui intenter un procès sans indulgence.
Pour autant, quand nous nous indignons, nous ne sommes pas les rebelles inutiles d’un temps de paix, selon la formule de Finkielkraut dans Le Juif imaginaire. L’antisémitisme persiste. Il persiste dans les discours, dans les actes violents. L'antisémitisme, déguisé ou non en antisionisme, vise dans les discours les Juifs cosmopolites, assimilés/dissimulés, les vise pour leur judéité ou leur sionisme, presque jamais la religion juive en tant que telle. Parfois, il feint même d'absoudre les Juifs pratiquants, authentiques (c'est en particulier le cas dans les discours antisionistes). Mais quand ces discours se traduisent par des agressions violentes, ils se cristallisent toujours sur les Juifs pratiquants, visibles, qui les subissent de plein fouet, que ce soit Jérémy Cohen en avril 2022, l'Hypercacher en 2015, Sarah Halimi en 2017, les agressions à l'encontre des hassidim de Londres ou de New York pendant la flambée de violences à Jérusalem l'an dernier, les vandalisations de synagogues aux États-Unis ou à Sarcelles lors des guerres à Gaza. Vassili Grossman relève dans Vie et destin, dans un court chapitre sur l’antisémitisme, que l’antisémite en veut au juif assimilé et déchaîne sa violence contre le juif non assimilé (Deuxième partie, chapitre 31, p. 653-656 dans l’édition Le livre de poche).
Philip Roth donne dans Opération Shylock un exemple éclatant de cette co-existence entre normalité et persistence de l’antisémitisme. Vers la fin du livre, pendant le procès de Demjanjuk, on vient remettre au vrai Philip Roth les carnets de voyage de Leon Klinghoffer, un Juif américain presque septuagénaire et en chaise roulante assassiné par le FLP lors d’une croisière en Egypte. L’homme qui lui remet ces carnets, « Supposnik », est ce que Finkielkraut appellerait un Juif imaginaire, et veut amener Philip Roth à mettre son talent au service de la lutte contre l’antisémitisme. Mais Roth lit ces carnets fictifs — Klinghoffer a réellement été assassiné en 1985 par le FLP, les carnets sont en revanche issus de l’imagination de Roth —, les commente et prend le contrepied de cette injonction : il fait de Klinghoffer, fondateur d’une entreprise d’électroménager, alors à la retraite dans ces carnets et aux impressions de voyages, imagine Roth, terriblement ordinaires, la personnification de la normalité juive : « ces carnets sont l’expression concrète de la “normalisation” des Juifs. » (p. 533) et il poursuit deux pages plus loin
« Par la langue, les centres d’intérêt, le rythme de la pensée, des journaux comme ceux de K. et d’A. F. confirment de manière criante d’un même sens du pathétique : premièrement, les Juifs sont des gens ordinaire ; deuxièmement, une vie ordinaire leur est refusée. L’ordinaire, béni soit le train-train, l’ordinaire merveilleux, est présent dans chaque observation, chaque sentiment, chaque pensée. Le coeur du rêve des Juifs, ce qui alimente la ferveur du sionisme comme du diasporisme : la façon dont les Juifs seraient des gens comme les autres s’ils étaient capables d’oublier qu’ils sont juifs. L’ordinaire. La fadeur. La monotonie vide de tout évènement. L’existence hors du camp retranché. La sécurité répétitive de sa petite croisière. Mais cela ne sera pas. Être juif, quelle incroyable tragédie. »
Tout de même quelque chose à rédimer
Que faire ? Et pour quoi faire ?
Premièrement, il nous faut prendre la mesure de l’inefficacité de nos réactions : elles ne provoquent pas d’amende de la part de la France insoumise. Pire, elles conduisent à paralyser le système politique en disqualifiant définitivement une possibilité d’alternance, portée qu’on le veuille ou non par une NUPES dirigée par la France insoumise. Peut-être précisons comment se manifeste cette disqualification. Les électeurs de gauche semblent faire fi de ces procès en antisémitisme, puisqu’ils ont porté leurs voix « utilement » vers la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, alors que nombre d’entre eux auraient préféré voter par adhésion pour des candidatures socio-démocrates, écologistes ou communistes. Le confusionnisme en matière de politique internationale ou le culte du chef sont parfois des motifs invoqués comme rebutants, pour motiver le refus d’un vote utile, mais ils restent minoritaires. Le refus au nom de la complaisance avec l’antisémitisme se fait en revanche beaucoup plus rare, et est le plus souvent le fait de Juifs. Je ne sais si par une ignorance naïve ou par un refus délibéré d’entendre les saillies antisémites de Mélenchon et nos indignations — dans un cas comme dans l’autre le problème de l’indifférence à l’antisémitisme est peut-être encore plus profond que ce que je ne veux bien l'admettre — mais l’antisémitisme ne semble pas être un motif consensuel de rejet de la prépondérance de la France insoumise à gauche.
Dans ces conditions, en quoi cela importe que nous disqualifions ou non la France insoumise ? L’importance est plutôt pour le camp centriste, qui s’est ré-approprié nos indignations et peut, dans son appréciation de la situation politique de notre pays, disqualifier son adversaire de gauche, le confondre avec l’extrême-droite, on l’a vu pendant la campagne des législatives, et in fine ne pas se poser la question de l'alternance. Pour sortir de ce blocage, il faut que la gauche, et donc la France insoumise, soit à nouveau perçue comme un parti de gouvernement, et qu’elle se défasse alors de sa complaisance avec l’antisémitisme.
Que faire alors ? On doit se retenir de poursuivre ce procès en antisémitisme qui anime les réseaux sociaux et les débats médiatiques depuis un ou deux ans, et l’on doit se retenir d’y participer de manière idiote, en joignant aux erreurs et fautes réelles de la France insoumise des fautes imaginaires. Mais on ne doit pas pour autant les absoudre. Leur tendre la main signifie tendre la main au dialogue, leur donner la possibilité de s’engager vers une prise de conscience, une amende, une autocorrection. C’est le chemin qu’explore par exemple Yair Rosenberg dans cet éditorial pour The Atlantic, où à la veille de Kippour, il brosse le portrait d’un antisémite repenti, et se demande comment la mémoire et la vigilance des réseaux sociaux rendent difficiles de tels cheminements.
Des initiatives ont été prises en ce sens ces dernières années. En février 2021, un nouveau collectif, le réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes (RAAR) a organisé en marge des cérémonies officielles un hommage à Ilan Halimi, en y invitant des associations antiracistes qui ont longtemps été taiseuses sur l’antisémitisme, ou pire qui ont manifesté par le passé derrière Houria Bouteldja. Par ce geste, ils ont ouvert une voie pour rompre avec la tolérance à l’antisémitisme à gauche, en pratique à se distancier publiquement de figures antisémites comme Houria Bouteldja. Cela a peut-être sonné faux, cela leur a sans doute permis de se refaire une vertu sur le dos de la leader des Indigènes de la République ; en outre la question de l’instrumentalisation de l’antisémitisme a pris une part excessive dans leurs discours — on avait pu voir ce qu’une telle focalisation a de malsain chez Mélenchon et sert de cache-sexe à de véritables discours antisémites chez les Indigènes de la République. Mais malgré ces bémols, leur engagement public contre l’antisémitisme lors de cette manifestation les rend désormais accountable sur cette question.
Cette manifestation s’est tenue en marge des cérémonies officielles rassemblant les partis de l’arc républicain et les institutions juives telles que l’UEJF ou le CRIF pour deux raisons : d’abord parce les institutions juives n’ont pas été capables d’une telle main tendue et que seuls des francs-tireurs en ont été capables. Mais également, et c’est une réserve majeure, parce que cela leur permettait d’apparaître comme des bons Juifs libres de tout préjugé contre une vieille garde passée dans le camp de la réaction, les seuls Juifs qui sachent parler aux autres dominés, pour tout dire comme des cautions juives. Si ce n’était pas par narcissisme, c’était au moins pour se rattacher à une qualité de « dominé » qui procure un confort moral certain.
Il faudra plus qu'un rassemblement et des communiqués pour réparer les liens entre les Juifs de France et la gauche, profondément fracturés par la tolérance à l'antisémitisme et l'hostilité à Israël, et il faudra le faire avec les institutions juives, qu’elles soient parties prenantes de cette main tendue.
Plus récemment, fin août 2022, EELV a organisé une table ronde avec notamment Jonas Pardo sur la question de l’antisémitisme à gauche. Une telle initiative est bienvenue, et on ne peut que déplorer que les autres partis de la NUPES, et la France insoumise en particulier, n’aient pas souhaité y être associés. D’une certaine façon, ils se sont amendés d’une faute qu’un autre parti qu’eux-mêmes avait commis.
Il convient de lever une ambiguïté quant à l’usage du mot « nous » tout au long de cette note. Je l’utilise tantôt comme « les Juifs déçus par la gauche », tantôt comme « les Juifs qui ne croient plus en la gauche » et ici, dans cette conclusion optimiste comme « les Juifs qui veulent encore croire en la gauche ». Or, tous ces « nous » ne coïncident pas, et le contingent de déçus ne deviendra pas du jour au lendemain désireux de dialoguer avec la France insoumise et de lui permettre de s’amender de son antisémitisme. Pour autant, il me semble souhaitable que ces « nous » coïncident, et que collectivement nous changions d’approche quant à l’antisémitisme. Et surtout que nos institutions représentatives — et non leurs marges — soient motrices dans un tel projet.
Il faudrait ainsi qu’une institution juive d’importance, le CRIF, l’UEJF, le FSJU, propose à une figure du parti insoumis de dialoguer sur la question de l’antisémitisme. Cela pourrait être sous la forme d’une conférence, d’un débat dans une revue juive telle que K., l’Arche, Akadem, d'une rencontre au mahJ.
Dans un tel dialogue, nous ne tairions aucun des reproches que l’on peut faire à la France insoumise, mais nous leur donnerions explicitement et sincèrement la possibilité de s’amender et de s’y engager concrètement et dans le temps long. Nous leur proposerions ainsi un salut politique par les Juifs.
J’ai bien conscience que la montagne de diagnostics plus haut semble accoucher d’une souris en guise de proposition, une simple interview croisée dans un média communautaire ne permettrait pas du jour au lendemain une prise de conscience sur l’antisémitisme à gauche. Par ailleurs, je fais preuve d’un optimisme immodéré quand j’insiste sur la main que nous devons tendre alors que nous savons pertinemment qu’elle sera rejetée. Cette main tendue n’est pas un piège pour démontrer la mauvaise volonté de nos adversaires, mais il est difficile d’escompter quoique ce soit de leur part. Tout dialogue sur le sujet de l’antisémitisme serait perçu comme un désaveu du chef, et est pour cette simple raison empêché. Une fois que Mélenchon sera parti — on l’espère —, alors il nous faudra être prêt à tendre la main à ses successeurs pour dresser le bilan de la gauche quant à la lutte contre l’antisémitisme, pour lui permettre d’expier ses complaisances avec l’antisémitisme et enfin de se refonder sur des bases saines.