Cette note est un peu à contre-temps. Comme pour beaucoup de sionistes de gauche, l’actualité israélienne peut faire chanceler les convictions sionistes. La droitisation toujours plus prononcée d’Israël, les annonces de sortie du statu quo par l’annexion, les remises en cause de ses principes démocratiques, le silence persistant quant aux Palestiniens ces derniers mois viennent s’ajouter aux révélations du massacre de Tantoura l’an dernier, et ternissent l’image idéelle que l’on se fait d’Israël en diaspora. De nombreux articles ont ainsi été écrits depuis les dernières élections, en France dans les revues K, Tenoua, davantage dans des revues britanniques ou américaines, pour ré-interroger le sionisme à l’aune du triomphe du « sionisme religieux », de son irrédentisme ou maximalisme. Souvent, il est vrai, pour se consoler davantage que pour s’interroger. Voici ce que notre sionisme n’est pas, et non ce à quoi notre sionisme a abouti, sur quels mythes il a été fondé, au détriment de qui, ce que notre sionisme a permis, etc. Je ne tenterai pas cet exercice dans cette note, mes idées n’étant pas encore tout à fait claires.
Pourtant, il suffit de discuter quelques minutes avec un antisioniste, et plus encore s’il est juif, pour se rasséréner. Et il est bon parfois de se consoler. Précisons cependant qu’exposer la vacuité de l’antisionisme de ses représentants français les plus éminents ne suffit pas à disqualifier ni à réfuter l’antisionisme tout court, que ce travail-là reste à faire.
C’est ainsi que début décembre 2022, je me suis rendu à une conférence-débat de l’UJFP, à l’occasion de la réédition d’un ouvrage antisioniste des années 60 par Dominique Natanson, éditeur et pilier de l’UJFP. La présente note en est le compte-rendu. J’essaie d’y restituer fidèlement ce qui s’y est dit, non sans m’en amuser, et le critiquer. La conférence était promue par le rabbin mystique — c’est ainsi qu’il se présente, on y reviendra plus loin — Gabriel Hagaï, au « forum 104 » , rue de Vaugirard. Il n’était pas précisé sur l’invitation que le forum 104 est un lieu de culte catholique « mariste », ni que la conférence-débat aurait lieu dans la crypte de cette église.
Emmanuel Levyne, kabbaliste
Dominique Natanson y présente le livre qu’il réédite, Judaïsme contre sionisme, d’Emmanuel Lévyne. Lévyne était un juif parisien né en 1928, qui avait entamé des études rabbiniques avant de prendre ses distances avec la communauté juive, et de s’engager dans l’étude de la kabbale. Son père, Meyer Lévyne publiait dans les années 20-30 dans les revues juives « Menorah » et « Chalom » et périra à Auschwitz, rapporte l’AJPN. Ses enfants Suzette et Emmanuel survivront à la Shoah. La revue « Menorah » est ouvertement sioniste, son histoire est documentée dans Proust du côté juif d’Antoine Compagnon, tandis que « Chalom », qui compte de nombreuses plumes sionistes a une ligne plus généraliste, et s’investit dans le combat contre l’antisémitisme. Le numéro 2003/1 des « Archives Juives » fournit une histoire assez complète de cette revue.
Le fils d’Emmanuel Lévyne, aujourd’hui sexagénaire, rapporte ainsi que son père, en rupture avec la communauté, réunissait autour de lui un groupe de lecteurs de la kabbale, composé de chrétiens, de marxistes, de juifs — l’ordre importe — et également d’un karaïte, qu’il fonda en outre la revue « Tsedek » (justice en hébreu, en référence à Deutéronome 16:20). Revue davantage kabbalistique que « Tiqqun », revue situationniste des années 2000, nommée d’après le concept kabbalisitique de réparation du monde, mais qui traitait davantage de critique sociale que de commentaires de la kabbale ou de mystique juive. Lévyne développait ainsi dans cette revue des commentaires kabbalistiques, dans ce qu’il appelait « une anthologie de la mystique juive », difficilement lisibles pour ceux accessibles en ligne aujourd’hui. On peut par exemple y lire que le messie sera parisien, ville « du vice, de la saleté, du fumier », démonstration appuyée par les radicaux hébraïques p-r-tz, p-r-s et leur symétrique tz-r-f, racine de tsarfat. La « Revue d’histoire et de philosophie religieuse » y dénote un « ton polémique accusé et des interprétations sociologiques déroutantes », et la « Revue de l’histoire des religions » précise que le directeur de Tsedek cherche à réhabiliter les théologiens sabbataïstes. Dans sa revue, il fait profession d’une orthodoxie stricte et qu’il serait malhonnête de qualifier de tolérante, et écrit ainsi, en 1962 : « je ne peux donc que souhaiter le succès de l’action des communautés orthodoxes, comme celles de la rue de Montevideo et de la rue Cadet, et je me déclare résolument hostile au Judaïsme libéral, à plus forte raison aux Juifs qui vivent sans foi ni loi et qui se croient émancipés et libérés, alors qu’ils sont tombés à un degré plus bas que celui de la bête. »
Son parcours rappelle celui de Wladimir Rabi, d’une vingtaine d’années son aîné, initialement très inséré dans la communauté juive. La radicalité de ses positions et sa distance grandissante d’avec la pratique rituelle finiront de l’en éloigner. Cet isolement fut largement auto-entretenu par une sorte de fierté de vilain petit canard, comme pour retourner le stigmate. Lévyne publia en 1969 Judaïsme contre sionisme un essai de justification religieuse de son antisionisme, par la Torah, le Talmud et le Zohar. Natanson retrace ainsi les principales thèses de cet essai, que je tâche de restituer ici le plus fidèlement possible. Le sionisme serait une dégradation insupportable du judaïsme. La situation diasporique est un anarchisme. Et Natanson et Hagaï d’insister : la faiblesse politique inhérente à la diaspora, être apatride, sans terre, sans propriété, sans armée, est au fond un anarchisme que l’on doit revendiquer et chérir. Ce qu’écrit Lévyne dans les colonnes du journal « Le Monde » à la veille de la Guerre des Six Jours : « car le peuple juif peut se passer de l'État, comme son histoire le prouve ».
De nouveaux théologiens, messieurs-dames de l’UJFP
Tous les intervenants, quand ils présentent l’œuvre de Lévyne du moins, se fondent sur des arguments orthodoxes pour justifier l’antisionisme, sur « des arguments religieux solides » dit Natanson pour vanter la justesse de l’essai qu’il réédite, et même sur des arguments franchement théocratiques et messianiques — des laïcs ne sauraient fonder un Etat juif et enclencher le retour à Sion, celui-ci doit émaner d’une volonté divine ; et des laïcs ne sauraient revendiquer le vocable juif, ni se faire dépositaires de l’héritage juif, qui plus est pour un Etat qui ne serait pas rabbinique. Lévyne écrit ainsi dans la tribune citée plus haut, qu’il faut « renonc[er] à l'État juif tant que le Messie n'est pas venu, comme l'enseigne la Tradition. »
Ironie, tous, évidemment, à l’exception du rabbin Hagaï, sont athées et non pratiquants. (Dominique Natanson explique ainsi qu’il a été éduqué dans le catholicisme, dit croire « non pas en dieu, mais en l'apport culturel d'un judaïsme sécularisé ». Michèle Sibony usera de mots similaires au cours du débat.) Ils n’écoutent les rabbins — et pas des moindres, les rabbins satmar ou neturei karta, deux groupes ultra-orthodoxes, l’un hassidique, l’autre mitnaged, établis l’un et l’autre entre Israël et les Etats-Unis — que lorsqu’il s’agit de fonder leur antisionisme, de recueillir leur assentiment, de le justifier à l’extérieur, auprès d’un public juif — voyez comme nous sommes plus authentiquement juifs que vous — comme auprès d’un public non-juif, cette fois pour les mystifier par cet argument d’autorité — voici ce que le judaïsme dit. Ils ne les écoutent qu’à propos de leur rapport au sionisme, mais ne les suivent ni dans le rite, ni dans l’étude, ni dans l’organisation communautaire. Toutes leurs autres prescriptions religieuses, rituelles politiques ou théologiques ne les intéressent pas. Heureusement sans doute, car ces sectes ultra-orthodoxes sont les plus rigoristes qui soient, les plus fermées, et les plus rétrogrades en matière de mœurs. Cette incohérence doit être soulevée, elle est fondamentale puisque l’existence d’un judaïsme ultra-orthodoxe antisioniste est la justification — au moins publique — de leur antisionisme. L’existence d’ultra-orthodoxes antisionistes est un petit miracle pour eux.
Dans leurs divers exposés, tous reviennent sans cesse aux textes juifs — qu’ils ne lisent guère que pour justifier leur antisionisme. Textes qu’ils lisent fort confusément, en confondant ainsi Rabban Yohanan ben Zaccaï et Rabbi Akiva, ou bien en citant des « passages du Talmud » sans davantage de précisions (le Talmud compte plus de 2700 feuillets recto verso), démontrant qu’ils ne le connaissent que de seconde main — et pour cause, ils n’ont pour la plupart pas reçu d’éducation juive traditionnelle, ce qui n’a rien d’infamant ni ne devrait empêcher de pouvoir parler d’Israël ou du sionisme, et encore moins de s’exprimer comme juif, mais enfin, pourquoi alors s’y référer sans cesse ? Les antisionistes rassemblés ce soir accordent en outre une place centrale à la kabbale, ensemble de textes qui n’est lu dans la tradition juive que par ceux qui ont déjà une connaissance confirmée du Tanakh et du Talmud. Sans doute faut-il dire que le Zohar, le livre le plus connu de la kabbale, et ses concepts ont une puissance évocatrice certaine, que le texte lui-même est illisible, et qu’ils ne l’ont probablement pas lu. Il convient par ailleurs de noter que la seule traduction en français du Zohar a longtemps été celle d’un ésotérique français de la fin du XIXème siècle — non-juif —, Jean de Pauly, que Charles Mopsik n’a pas achevé sa traduction à la fin des années 90, avant son décès en 2003, et que par la force des choses, la Kabbale est d’une certaine manière davantage un livre ésotérique qui échappe au judaïsme, à ranger dans la bibliothèque ésotérique idéale de diverses origines et digérée par la pensée française et européenne plutôt que dans la tradition juive. C’est par ce biais que Proust s’y est intéressé et non par une réminiscence de l’éducation juive de sa mère, comme il l’écrit dans une lettre rendue fameuse par Proust du côté juif d’Antoine Compagnon et l’exposition « Proust du côté de la mère » au mahJ en 2022, et par d’autres proustiens, Julia Kristeva ou Patrick Mimouni.
Au-delà de cet accent mis sur la Kabbale, il n’est pas inintéressant de se demander pourquoi la religion juive a une telle importance dans leur antisionisme. Ce n’est pas qu’ils s’y réfèrent dans leur foi ou pratique personnelle, on l’a vu plus haut. Mais peut-être voudraient-ils mettre en évidence ce qu’ils estiment être une incohérence fondamentale, une mystification, chez les juifs sionistes : comment pouvez-vous vous dire sionistes et juifs à la fois, vos textes sacrés et vos rabbins vous enjoignent à l’antisionisme. Quand bien même les textes sacrés et les rabbins diraient cela — et l’on voit quelles lectures partielles et sélectives l’UJFP peut faire des textes sacrés du judaïsme, et quels rabbins ils mettent en avant — d’une part, les sionistes laïcs s’émancipent précisément de la religion, les arguments ultra-orthodoxes ne leur importent pas. Ils n’ont pas à récuser l’antisionisme des Satmar, ils s’en fichent. (Certes, ils ne s’en émancipent pas entièrement, et usent des textes sacrés comme de récits nationaux fondateurs, sans cela, le rassemblement des exilés n’aurait pas élu Israël mais une terre quelconque, mais c’est indépendamment de leurs conceptions religieuses qu’ils croient au projet sioniste). Quant aux sionistes religieux, du rav Kook au parti dit « sioniste religeux » aujourd’hui, ils justifient précisément le sionisme au nom de leur conception national-religieuse, et récusent, avec la même autorité rabbinique, les positions des quelques sectes ultra-orthodoxes antisionistes.
Ces arguments sont donc sans objet pour les Juifs sionistes. Je ne parviens pas à croire que c’est dans leur référentiel propre qu’ils tiennent les positions ultra-orthodoxes antisionistes pour légitimes, auquel cas ils se feraient satmar. Ne reste vraisemblablement que l’instrumentalisation de juifs authentiques — comme s’ils doutaient de leur authenticité propre — comme argument d’autorité auprès d’un public non-juif. Mais à la réflexion, peut-être doutent-ils de leur authenticité ? En effet, beaucoup d’entre eux — c’est quelque chose que l’on peut lire chez Maxime Rodinson, une génération antérieure à Lévyne — ne peuvent concevoir la judéité comme quelque chose d’ethnique, de national, de nationalitaire (mot de Marienstras) et y voient le ferment d’un racisme — c’est aussi à ce titre qu’ils condamnent le sionisme. Ils le conçoivent à défaut comme une unique religion, et comme eux-mêmes sont dépourvus de religion, alors ils confèrent plus d’authenticité à la judéité des satmar qu’à la leur.
Je saisis un peu plus tard dans la soirée l’opportunité du micro ouvert pour demander s’ils sont liés à d’autres associations antisionistes de par le monde, et oui, répondent-ils, leurs équivalents américain, britannique, allemand, néo-zélandais, etc., mais à des groupements ultra-orthodoxes, auxquels ils ont fait longuement allusion ce soir et dont ils tirent leur légitimité ? Non, botte en touche Michèle Sibony, l’UJFP n’est pas une association « religieuse mais séculariste ». Au fond, ils n’ont pas de lien avec les Satmar ou les Neturei Karta parce qu’eux ne comptent pas aux yeux de ces sectes.
Un antisionisme judéocentrique
Natanson poursuit la présentation de l’œuvre de Lévyne, et confesse, pour Lévyne comme pour lui, que ce n’est pas le sort des Palestiniens qui importe le plus pour justifier leur antisionisme, mais au fond le sort eschatologique des juifs : ils ne doivent pas se normaliser en nation, mais rester dispersés et « anarchistes » pour témoigner d’une morale particulière.
Leur antisionisme est ainsi très judéocentrique, et le peu d’intérêt porté au sort des Palestiniens au cours de cette soirée en témoigne. Ce qui compte, pour ces antisionistes, c’est la place des Juifs parmi les nations, une place qu’ils voudraient celle d’une vulnérabilité existentielle (la formule « sans terre, sans armée, sans propriété » est assez éloquente), de la poursuite d’une anormalité. Et si nous avons été anormaux, parias, à notre insu pendant deux millénaires, il faut l’être de notre plein gré aujourd’hui.
On a presque le sentiment que les Palestiniens n’ont qu’un rôle instrumental : leur existence, qui contredit le mythe sioniste un peuple sans terre pour une terre sans peuple, forcerait les Juifs à ne pas être ce que les sionistes voudraient, un peuple normal. Leur existence nous interdirait une quelconque prétention à quelque revendication territoriale où que ce soit de la mer au Jourdain, nous maintenant à jamais en diaspora. Pour cela, l’UJFP voudrait les remercier. Rappelons au passage que le sionisme s’est très vite rendu compte du caractère mythique de cette formule d’Israel Zangwill. Israel Zangwill y est lui-même longuement revenu dessus dans La voix de Jérusalem, publié récemment en français par les éditions Allia. Cependant, le mythe d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre, s’il n’a pas été pris pour argent comptant par les théoriciens du sionisme, a conduit à en faire une tâche aveugle, un non-dit longtemps perpétué, et seules des voix assez isolées de l’organisation sioniste s’y sont franchement confrontées, ainsi A’had Ha’am ou Martin Buber.
Après cette longue introduction très théorique à l’antisionisme de Lévyne, qu’ils font leur, tous les intervenants, tous ceux cités plus haut ainsi que Michèle Sibony, refont l’exposé de leur opposition à l’Etat d’Israël, en re-démarrant de zéro, soit qu’ils pensent avoir affaire à un public non averti et doivent donc répéter une nouvelle fois leurs positions déjà connues, soit que, selon la formule de Marienstras, « privés d’un temple où ils pourraient se manifester par des gestes rituels appropriés, ces gestes qu’ils ne peuvent, devenus incroyants, accomplir, ils célèbrent par ces discussions dont le sujet n’est pas l’objet, mais qui sont objets en elles-mêmes, une fidélité dont ils ne perçoivent pas toujours le but ni l’origine » (Marienstras ne parlait pas des antisionistes en particulier, mais des intellectuels juifs qui écrivent sur la judéité), soit enfin que, se confrontant finalement peu à la connaissance d’Israël ou à l’histoire du sionisme, ils en sont réduits à répéter en permanence, et de manière auto-référentielle, les mêmes discours « 101 », sans jamais les approfondir.
Dans cet exercice de procès d’Israël et du sionisme, fondamentalement inauthentique, un des intervenants affirme ainsi que l’organisation sioniste a délibérément refusé le débarquement de l’Exodus pour pouvoir l’instrumentaliser pour sa cause, en entretenant sciemment la confusion entre les refus des passagers prisionniers de débarquer en France — Emmanuel Lévyne, alors adolescent, fera partie des 138 passagers qui ont accepté de débarquer à Port-de-Bouc — et l’arraisonnement par les forces britanniques de l’Exodus au large de Tel Aviv. Ainsi que la confusion entre l’errance de l’Exodus, décidée par les britanniques, et l’usage qu’en a fait, à raison, le Yichouv pour alerter sur la situation des Juifs au sortir de la guerre.
Melchisédec Pinhas
Arrive alors sur scène Gabriel Hagaï. Il se présente comme un « rabbin orthodoxe séfarade mystique non-dualiste », ce qui laisse l’auditoire interdit, qu’est-ce que c’est cette mystique non-dualiste lit-on sur tous les visages. Il porte une grande kippa boukharine, s’introduit par quelques mots en hébreu que personne ne comprend et entame un discours incompréhensible, une véritable bouillie, parsemée ça et là de répliques provocatrices et ricanantes. C’est un sacré personnage, souvent drôle, avec un certain sens de la formule, probablement érudit. Il décoche des formules cinglantes contre les rabbins consistoriaux, des « fonctionnaires de la foi qui font fuir leurs ouailles ». Plus tard dans son exposé, il donne une explication assez pertinente et lucide de la symbolique traditionnelle de la lumière de Hanouka, et des tentatives relativement récentes de ré-appropriation comme « révolte nationale » : Hanouka a été à l’origine la célébration d’une renaissance nationale, mais le récit des combats contre les Séleucides (et contre la tendance juive hellénisante) sont assez vite passés au second plan, au profit de la célébration du miracle de la fiole d’huile, ajout pharisien tardif. Aujourd’hui, par rigueur intellectuelle ou bien par un biais sioniste de lecture de cette fête, l’on remet l’accent sur la dimension nationale de la fête, et Hagaï de noter que cette relecture fait abstraction du fait que cette fête n’a pas été célébrée ainsi par la tradition juive.
Mais, plutôt que d’approfondir ces commentaires, parfois pertinents, sur la tradition juive, il consacre la soirée à faire pathétiquement la démonstration et l’étalage de sa connaissance du judaïsme, en se comparant sans cesse à la masse des Juifs. Ainsi, les juifs simples d’esprit sont sionistes, les juifs ne connaissent pas la Torah, lui seul la maîtrise tout à fait et sait y déceler, au-delà du sens obvie du texte appelant au retour à Sion, le véritable message diasporiste. Les Israéliens, nous apprend t-il, ne parlent pas hébreu mais un sabir incompréhensible qui empêche la pensée complexe — c’est pour cela qu’ils sont si méchants —, et lui seul sait parler, prononcer et cantiller l’hébreu correctement. Et Hagaï de se lancer alors dans une démonstration dérisoire de sa prononciation du ‘het, du khaf, du kaf, du qouf, du ‘ayn, comme un culturiste se donnant en spectacle. Il fait penser à Melchisédec Pinhas, le personnage pathétique des nouvelles du Ghetto de Zangwill, à se justifier ainsi d’être le seul juif savant, incompris et méconnu au milieu d’une communauté de décérébrés analphabètes. Cela étant dit, sa représentation des Israéliens alterne sans grande cohérence entre des simples d’esprit analphabètes et des gens éduqués et très intelligents, entre des simplets qui n’accèdent même pas aux textes sacrés et des littéralistes.
A un moment, il ose une comparaison malsaine entre Israéliens et nazis, mais lui retire toute sa puissance d’indignation en précisant, presque timide, « comme les nazis… pendant l’occupation de Paris ». Il poursuit, le sionisme c’est notre Daesh à nous, ou encore, il ne faut pas désespérer d’Israël, soyons mystiques nous aussi, et espérons qu’une étincelle d’humanité finisse par éclore chez les israéliens, malgré leur lavage de cerveau par les institutions sionistes. Enfin, qu’il n’y a rien à attendre des a-sionistes d’Agudath Israel (l’une des composantes de Yahadut HaTora), leur a-sionisme est devenu quasiment sioniste par leur accoutumance à recevoir « l’argent du diable », c’est-à-dire les subsides de l’Etat d’Israël aux yeshivot.
Israël, fait colonial ?
La soirée touche à sa fin, et des questions du public remettent un sou dans la machine des lieux communs habituels de l’UJFP. Un auditeur, qui se présente comme historien du droit, demande benoîtement : le sionisme est-il intrinsèquement anti-arabe et colonialiste ? Oui, répond Natanson dans une logique implacable. Le sionisme est un colonialisme sans métropole, puis presque immédiatement, un colonialisme issu de la métropole britannique — puisque le sionisme a pu se réaliser grâce au mandat britannique et à la déclaration Balfour — et peu importe si le sionisme a combattu contre le mandat britannique, c’était une guerre d’indépendance de même nature que la guerre d’indépendance américaine, et l’indépendance peut ainsi se relire comme un refus des taxes versées à la métropole, ce qui est une question secondaire, nous rassure Natanson. Enfin, ose un dernier intervenant, la métropole de ce colonialisme, ce sont les pays d’origine des ‘olim, peut-être, pas, tempère-t-il, du Yémen ou du Maroc. (S’ils avaient eu plus de jugeote, ils auraient pu citer l’Afrique du Sud, colonie dont une partie des fondateurs étaient issus de minorités religieuses persécutées fuyant l’Europe, les Huguenots, et qui revendiquait, dans son calvinisme, un concept d’élection issu de l’ancien testament, et dont, enfin, le caractère colonial ne fait pas de doute. Mais que serait alors la VOC dans cette analogie ?)
A ce titre, et parce que fondamentalement la définition nationale du judaïsme, et son corollaire, le sionisme, est un racisme, il ne saurait y avoir de sionisme sauvable aux yeux de l’UJFP. Le socialisme des premières décennies d’Israël (et des théoriciens du sionisme), le kibboutz, tout cela ne saurait attester de l’existence d’un sionisme progressiste. Et en effet, le kibboutz sans les Arabes, c’est un reniement réactionnaire, une contradiction avec la doctrine socialiste.
Cette critique est à double tranchant : si les Arabes avaient travaillé dans les kibboutzim, alors les antisionistes y auraient vu une preuve du caractère colonial du sionisme, l’exploitation des indigènes (je tire cet argument d’un papier de l’UEJF de 1965, cité par Maxime Rodinson dans Israël, fait colonial ? paru dans les « Temps Modernes » début 1967). Un autre argument était opposé, par les nationalistes arabes, à l’intégration des Arabes aux kibboutzim du Mapam : elle aurait été un instrument d’assimilation forcée des Arabes.
Cette critique peut être intéressante, elle achoppe sur un non-dit qui dépasse la seule question de l’occupation de la Cisjordanie : peu de théoriciens du sionisme et de fondateurs de l’Etat d’Israël sont à l’aise avec le rapport aux Arabes dans les frontières de 1948 comme au-delà, et seul un Vladimir Jabotinsky (dans La muraille de fer et La morale de la muraille de fer) perçoit les revendications arabes pour ce qu’elles sont, des revendications nationales qui ne se dissolvent pas dans l’économique, et qui sont donc concurrentes et incompatibles avec les revendications juives. Et ce non-dit est sans doute plus répandu encore en diaspora, ainsi que l’a relevé à juste titre Hagaï, puisque le sionisme y est plus légitimiste et plus théorique.
Mais cette critique, comme la plupart des critiques émises par l’UJFP, procède d’une logique de la démonstration, la démonstration d’une faute irrémédiable, d’une tâche indélébile que seule une dissolution de l’Etat d’Israël pourrait rédimer. Ces critiques ne sont jamais des introspections visant à ré-interroger les mythes nationaux israéliens, ou d’amener Israël à réparer les injustices à l’encontre des Palestiniens (et comment le pourraient-ils sinon en se dissolvant), mais des chefs d’accusation visant à dé-légitimer Israël tout entier. Comme l’écrit Albert Memmi dans Juifs et Arabes, « il serait absurde de mettre en cause l’existence d’Israël à cause du malheur des Palestiniens, c’est vouloir résoudre un drame par un crime. » (p. 165).
Et ces critiques ont une prémisse inique : le nationalisme juif est un racisme. Aucune autre nation, qu’elle soit ethnique, multi-ethnique ou civique, ne se voit nier son caractère de nation au motif qu’il serait intrinsèquement raciste. Dès lors, si tout ce qui fonde Israël est condamnable, il n’est même pas besoin d’accuser Israël de fautes à l’encontre des Palestiniens, cette première prétention nationale suffit à disqualifier l’Etat.
La soirée se termine par un dernier tour de lieux communs. Un intervenant se demande si l’antisionisme est un antisémitisme, il fait sa démonstration à coups d’effectivement et d’évidemment, sans démontrer quoi que soit, puis poursuit par un discours confus, niant que l’antisémitisme puisse être un racisme, n’étant plus systémique, n’induisant aucune discrimination à l’embauche ou au logement, et étant, au fond, résiduel. (Dominique Vidal ne dit pas autre chose dans son essai Antisionisme = antisémitisme ? : « Mais il existe aussi des préjugés – et combien ! – contre les Corses, les Bretons ou les Auvergnats : parlera-t-on pour autant de racisme anti-corse, anti-breton ou anti-auvergnat ? »)
Il ajoute que si l’on doit s’inquiéter de quelque chose, c’est du philosémitisme de l’Etat, que les musulmans sont les nouveaux juifs.
Conclusion
C’est ainsi qu’au terme de cette soirée, à laquelle je me suis rendu pour me confronter à des vérités indicibles, à tout le moins par curiosité intellectuelle, pour ouvrir quelque peu mes oeillères de sioniste de diaspora, je n’ai entendu qu’une bouillie informe, incohérente et superficielle, un antisionisme profondément judéocentrique. Le tout dans une langue très homilétique, ainsi la conclusion de l’ouvrage de Levyne fut sur-titrée « une vérité » dans le powerpoint de Dominique Natanson, mais peut-être que déclamer tout cela dans une crypte y invitât. Je n’y ai presque rien entendu des Palestiniens. Seulement des recherches léonines de validations de leurs thèses par les conceptions politiques des rabbins satmar, la démonstration flagrante de leur méconnaissance de l’histoire du sionisme, leur usage superficiel des textes du judaïsme. « Vous n'hésitez pas à accuser Israël et à exiger de lui un véritable suicide, et cela uniquement parce que cela vous arrange, vous, pour résoudre vos contradictions personnelles. » écrit René Weill à Wladimir Rabi (ce que Rabi rapporte dans Un peuple de trop sur la terre ?) et cet avertissement semble parfaitement leur convenir.
L'antisionisme et la religion juive
Je ne savais pas que Wladimir Rabi avait écrit des choses terribles (au vu de ce que Réné Weill lui répond)... J'ai ce livre... je vais le lire...
Ce texte est très intéressant pour au moins deux raisons. 1. Il présente clairement la position de l'UJFP autour des deux arguments suivants: recours à la théologie juive pour condamner le sionisme sans pour autant adhérer à la religion juive. 2. Il invite à regarder de plus près les deux traditions Tannaïtiques qui fondent la théologie juive, celle de Rabbi Ishmaël (rationaliste) dans laquelle s'inscrit la philosophie médiévale juive (Maïmonide notamment) et celle de Rabbi Akiva (spiritualiste) dans laquelle s'inscrit la cabale (notamment le Zohar).
Voir la thèse de Zvi Andrews Pardes , Midrash as a Refracting Lens: A.J. Heschel's Illumination of Jewish History